Le contexte Mecquois
On a expliqué comment la tribu des Quraysh vint à s'imposer en Arabie en obtenant la suprématie à La Mecque. C'était son ancêtre, Qusayy ibn Kilâb, qui avait établi à La Mecque la domination de sa tribu et fondé de nombreuses institutions gouvernementales encore actives à l'époque où le Prophète
commença à recevoir son message. Le niveau de gouvernement était assez avancé pour l'époque et aida La Mecque à se transformer d'une ville semi-nomade en une cité civilisée.
Le système de gouvernement permettait une distribution équilibrée des responsabilités et des fonctions, ainsi qu'un gouvernement par consensus, résultant généralement d'une consultation ouverte. Dans son ouvrage d'érudition sur la vie du Prophète, le cheikh Abu al-Hasan Alî al-Hasanî Nadwî consacre un chapitre entier à l'analyse de la situation à La Mecque durant la période précédant immédiatement le début de la Révélation.
Il évoque le fait que la suprématie des Quraysh à La Mecque poussa un certain nombre de tribus arabes plus petites à s'y installer, pour vivre dans le voisinage de la Ka'ba, la Mosquée Sacrée. Cela permit le développement d'une industrie de la construction prospère et l'expansion de La Mecque dans toutes les directions. Les Mecquois évitaient au départ de construire des habitations de forme carrée, afin de les différencier de la Ka'ba. Ils abandonnèrent peu à peu cette restriction, mais continuèrent toutefois à ne pas construire de bâtiments plus hauts que la Ka'ba.
Comme nous l'avons dit précédemment, les Quraysh organisaient deux expéditions commerciales par an : l'une en Syrie en été, l'autre au Yémen en hiver. Ces deux voyages formaient la base de l'économie de la cité. En outre, comme le souligne le Professeur Nadwî, un certain nombre de foires et de marchés saisonniers étaient organisés à La Mecque, ainsi que des marchés spécialisés qui fonctionnaient toute l'année. Les marchands mecquois voyageaient dans diverses régions de l'Afrique et de l'Asie, ce qui encourageait un commerce extérieur très actif.
Ce commerce prospère assurait à de nombreux Mecquois une vie affluente. La richesse s'accompagne habituellement de différents traits liés à une vie luxueuse : les riches Mecquois se réunissaient près de la Ka'ba, avec parmi eux des poètes qui récitaient leurs poèmes. La poésie était alors la forme littéraire la plus respectée, l'immense majorité des Arabes de l'époque ne sachant ni lire ni écrire. La poésie était un talent national et individuel auquel on attachait une grande valeur. Dans une société tribale, il est en effet très important que chaque individu connaisse bien sa tribu et ses origines, car la tribu garantit sa protection à chacun de ses membres. Un individu dépourvu d'une telle protection s'exposerait à d'immenses difficultés.
Chacun s'intéressait donc à la connaissance de ses ancêtres. Cette insistance sur la lignée et les ancêtres se perpétuait à La Mecque : certaines personnes, dont Abu Bakr, le plus proche Compagnon du Prophète, avaient pour tâche de contrôler la lignée de chaque tribu.
La Mecque présentait de nombreux éléments de civilisation, et plusieurs aspects de la science avaient commencé à s'y développer, comme l'astronomie et une médecine rudimentaire. Les gens attachaient une grande valeur à leurs chevaux et en possédaient une connaissance approfondie. Les industries étaient cependant rares à La Mecque car ses habitants n'aimaient pas travailler de leurs mains. Seuls les métiers artisanaux absolument indispensables avaient pu se développer : la manufacture des sabres et des lances nécessaires au combat, par exemple, ou encore les métiers de la construction.
Néanmoins, la plupart des ouvriers du bâtiment étaient perses ou byzantins. Du point de vue militaire, les Quraysh avaient les moyens de repousser toute attaque éventuelle. Ils ne comptaient pas uniquement sur leur propre nombre mais avaient établi des alliances avec un grand nombre des tribus arabes qui vivaient près de La Mecque. Les Quraysh pouvaient en outre compter sur leurs nombreux esclaves et sur tous les individus qui étaient alliés aux divers clans issus de Quraysh.
Tous se rangeraient du côté de Quraysh si un conflit éclatait. L'armée levée par les Quraysh et leurs alliés lors de la Bataille du Fossé comptait dix mille hommes : c'était la plus importante force militaire jamais connue dans la péninsule arabique. Cependant, les Quraysh avaient tendance à préférer une vie calme et paisible. Ils étaient toujours disposés à vivre en paix avec leurs voisins, dans la mesure où leur position et leurs croyances religieuses n'étaient pas remises en cause. Lorsqu'ils rencontraient une menace, ils étaient toujours prêts à y faire face en comptant sur leur supériorité numérique.
La Mecque était la plus grande cité d'Arabie : elle en était la capitale religieuse et économique, devant d'autres cités comme San'a au Yémen ou des centres du nord soumis à la domination perse ou byzantine.
Sur le plan moral, cependant, la vie à La Mecque laissait beaucoup à désirer. L'affluence dont jouissaient les Mecquois les incitait à s'adonner à toutes sortes de vices. Le jeu, la boisson, et toutes sortes de divertissements organisés où régnait la débauche la plus outrancière, étaient monnaie courante. Avec cela, les Mecquois n'étaient guère scrupuleux dans leurs relations avec les autres : la cruauté, l'injustice et la spoliation d'autrui par la force restaient impunies. Il en résultait inévitablement des tensions, qui ne pouvaient que saper les fondements de la société mecquoise.
Grâce à la richesse dont jouissaient les Mecquois et au fait que cette richesse provenait essentiellement du commerce extérieur, ils disposaient de beaucoup de temps libre. Comme nous l'avons dit précédemment, rares étaient les Mecquois qui pratiquaient un autre métier que le commerce, qui consistait principalement à organiser des caravanes commerciales et des missions avec lesquelles partaient seulement ceux qui possédaient une expérience solide de ce type de commerce, ainsi que le nombre nécessaire d'assistants, de porteurs et de chameliers. La plus grande caravane que les Mecquois aient envoyée fut peut-être celle que les musulmans de Médine tentèrent d'intercepter peu après que le Prophète
s'y fut installé, une tentative qui donna lieu à la bataille de Badr où les musulmans obtinrent une grande victoire.
Cette caravane était composée d'un millier de chargements de chameaux, accompagnés par seulement trois cents personnes. Un grand nombre de notables de La Mecque partaient avec ces caravanes lorsqu'ils étaient encore très jeunes, parce que ces voyages leur apportaient une grande expérience. Lorsqu'ils en avaient assez, ils confiaient la tâche à leurs enfants ou à ceux de leurs assistants qui s'étaient distingués dans le commerce. Nous avons un exemple de ces hommes compétents qui représentaient les notables de La Mecque dans les expéditions commerciales en la personne de Suhayb, qui voyageait pour le compte de Abdullâh ibn Jud'an, l'un des hommes les plus riches de La Mecque. Suhayb, un ancien esclave, acquit une fortune considérable en recevant des commissions, puis commença ensuite à investir son propre capital.
La vie étant si facile à La Mecque, il était inévitable que les vices sociaux se répandent et deviennent monnaie courante. On passait beaucoup de temps à rechercher le plaisir sous ses différentes formes. Les idées religieuses et les valeurs morales étaient au plus bas. Bien avant la naissance du Prophète
, les Arabes avaient commencé à dévier de la foi pure d'Abraham et Ismaël. Avec le temps, leurs croyances religieuses finirent par ne présenter qu'une très vague ressemblance avec la foi prêchée par les prophètes.
Les Arabes avaient imité les pratiques idolâtres d'autres nations et oublié leur foi monothéiste, enseignée par Abraham et Ismaël. Les idoles étaient omniprésentes, dans toutes les tribus. Certaines idoles étaient vénérées par tous les Arabes, tandis que d'autres étaient considérées comme les divinités particulières de tribus précises. Certaines familles avaient leurs propres idoles, et lorsque les gens partaient en voyage, ils emmenaient parfois leur idole avec eux pour leur procurer des bienfaits.
Les Arabes adoraient ces idoles, qui n'étaient pourtant que des objets inanimés : ils leur offraient des sacrifices, les consultaient au sujet de leurs affaires et leur attribuaient une part de leur bétail et du produit de leurs terres. Ils affectaient certaines idoles à certaines tâches : les unes avaient pour spécialité d'amener la pluie ou de faire souffler le vent, les autres de donner une progéniture aux parents, de guérir les maladies ou encore d'épargner à la communauté des maux comme la famine, etc. Afin de surmonter le fait évident que ces idoles n'étaient rien de plus que des objets qu'ils fabriquaient eux mêmes, les Arabes leur attribuaient une position intermédiaire entre eux-mêmes et Dieu.
Les idoles servaient d'intercesseurs, intervenant pour eux auprès de Dieu pour qu'il ne les punisse pas trop sévèrement de leurs péchés. Il y avait trois cent soixante idoles dans la Ka'ba et autour. Les principales étaient Hubal, al-Lât et al-'Uzzâ, qui étaient considérées comme les chefs de toutes les idoles arabes. Hubal était une statue de cornaline rouge, de forme humaine. Lorsque les Quraysh prirent le contrôle de La Mecque, ils trouvèrent Hubal avec un bras cassé : ils le remplacèrent par un bras en or. C'était l'idole suprême. Al-Lât se trouvait à Tâ'if, tandis que al-'Uzzâ avait sa propre place près de Arafat.
Quand ils s'apprêtaient à se lancer dans une entreprise importante, les Arabes se rendaient à la Ka'ba et donnaient à un homme chargé des tirages au sort une somme d'argent et un chameau pour qu'il tire au sort avec l'aide de Hubal. Ils acceptaient la décision sans discussion. De même, si un crime était commis et qu'ils ne pouvaient en déterminer l'auteur, ils tiraient au sort. Si le résultat accusait quelqu'un, il était considéré comme le criminel et n'avait aucune possibilité de prouver son innocence.
L'une de leurs croyances les plus absurdes était que Dieu S'était marié aux djinns et avait eu comme filles les anges. Ils adoraient donc les anges, qu'ils considéraient comme les filles de Dieu, et les djinns qu'ils prétendaient être liés à Dieu par le mariage. Ils craignaient beaucoup les djinns, qu'ils considéraient comme de mauvais esprits dont le but principal était de faire du mal. Ils essayaient d'éviter ce mal en portant des amulettes et en recherchant la protection des maîtres des djinns.
Pour eux, la folie et les troubles mentaux étaient l'oeuvre des djinns, et chaque devin avait pour compagnon un djinn qui lui donnait des nouvelles de l'au-delà. Ils se figuraient aussi que chaque poète possédait un djinn qui lui inspirait sa poésie. Ils croyaient également à toutes sortes de superstitions. Par exemple, lorsque quelqu'un était tué, son esprit s'incarnait dans un certain type d'oiseau, appelé al-Hâma, qui tournoyait autour de sa tombe en demandant à boire jusqu'à ce que le meurtre soit vengé.
Les femmes étaient traitées comme inférieures aux hommes. Elles n'avaient droit à aucune part d'héritage, mais étaient elles-mêmes traitées comme faisant partie de l'héritage du défunt. L'héritier disposait à sa guise de la femme du défunt. Il l'épousait sans même lui demander son avis, s'il le souhaitait. Il pouvait aussi la donner en mariage à qui il voulait, sans même lui demander si elle désirait se marier. Un homme pouvait épouser un nombre illimité de femmes, les répudier à volonté et même parfois les laisser dans une situation telle qu'elles n'étaient ni mariées, ni répudiées.
La naissance d'une fille était accueillie sombrement. Pour un père, la naissance d'une fille n'était rien de moins qu'un désastre : cela était dû au fait que les femmes ne combattaient pas dans les guerres tribales et ne gagnaient pas leur vie. Certains se cachaient même pendant des jours, tant était grande leur honte d'avoir conçu des filles. Les fillettes étaient enterrées vivantes par leurs parents car elles représentaient un fardeau financier. Ces enterrements étaient parfois même stipulés dans les contrats de mariage.
Il n'est pas étonnant que les plaisirs de ce monde aient été ce que les Arabes de l'époque avaient de plus cher. Ils pensaient que la mort était la fin absolue de la vie : la résurrection était jugée totalement impossible. Suggérer que les morts puissent revenir à la vie était considéré comme de la folie. Pourtant, les Arabes n'étaient pas dépourvus de vertus. Ils attachaient une grande valeur à la bravoure, à la fidélité, à la sincérité et à l'hospitalité. Ces vertus n'étaient toutefois pas assez solidement ancrées pour susciter un ordre social noble. Elles étaient supplantées par les considérations mesquines et la recherche du plaisir qui caractérisaient cette société.
Ces croyances religieuses absurdes avaient suscité des confusions et des innovations dans de nombreux aspects du culte. On sait, par exemple, que le pèlerinage à la Ka'ba fut pratiqué sans interruption depuis qu'Abraham, sur l'ordre de Dieu, annonça à l'humanité que ce pèlerinage était un devoir pour tous. D'autres nations avaient totalement abandonné ce devoir, mais il continuait d'être accompli en Arabie malgré les changements qui s'étaient infiltrés dans les croyances religieuses, transformant en polythéistes ceux qui avaient autrefois cru en l'unicité divine.
Les Quraysh avaient néanmoins introduit des innovations dans les rites du pèlerinage. Bien qu'on ne puisse pas dater exactement ces innovations, elles furent probablement introduites un demi-siècle environ avant le début des révélations coraniques. Il est bien connu que certains rites du pèlerinage sont accomplis en dehors du périmètre sacré, qui s'étend dans un rayon de vingt kilomètres environ autour de la Ka'ba. La station d'Arafat, qui est le rite central du pèlerinage, en fait partie puisque Arafat se situe au-delà du périmètre sacré.
Tout le monde sait qu'aucun pèlerinage n'est valable si le pèlerin n'était pas présent à Arafat le 9 de dhul-hijja, le dernier mois de l'année lunaire. Les Quraysh avaient cependant décrété qu'eux mêmes étaient exemptés de cette présence à Arafat. Ils justifiaient cette affirmation en disant que la Ka'ba était le point le plus sacré sur terre. Le périmètre sacré, qui entoure la Ka'ba, dérivait son caractère sacré du fait que la Ka'ba en était le centre : il n'était pas logique, affirmaient-ils, que des gens vivant à l'endroit le plus sacré de la terre se rendent à un endroit moins sacré pour y accomplir leurs rites religieux, tandis que d'autres parcouraient des centaines de kilomètres pour venir accomplir leurs rites dans le périmètre sacré. Ils décidèrent donc de ne pas se rendre à Arafat lorsqu'ils accomplissaient le pèlerinage, tout en reconnaissant que cela faisait partie du pèlerinage pour les autres.
Ils s'attribuaient le nom de hums, c'est-à-dire linguistiquement « les puritains », et incluaient dans ce titre les habitants du périmètre sacré et leurs descendants, que ceux-ci vivent ou non à l'intérieur de ses limites. Cela revenait à répartir les pèlerins en deux catégories, et à accorder des privilèges injustifiés aux gens de La Mecque pour la seule raison qu'ils vivaient dans le voisinage de la Ka'ba. Or, cela est contraire à l'essence même de la foi divine prêchée par Abraham, Ismaël et tous les prophètes jusqu'à Muhammad
.
La foi divine considère tous les êtres humains comme égaux, et ils ne peuvent se distinguer que par leurs actes, et non par des circonstances fortuites comme la naissance, la nationalité ou la race. Lorsque la notion de classe privilégiée s'installe dans une société, cette classe parvient habituellement à accroître ses privilèges avec le temps. C'est exactement ce que firent les Quraysh, mais ils s'imposèrent également certaines restrictions qui représentaient peut-être une compensation pour leurs privilèges injustifiés.
Ils affirmaient qu'ils n'avaient pas le droit de fabriquer de matière grasse pour la cuisson à base de lait ou de beurre lorsqu'ils étaient en état de sacralisation (ihrâm). Ils n'avaient pas non plus le droit d'entrer dans une habitation faite de poils d'animaux durant leur ihrâm ; ils ne pouvaient séjourner que dans des habitations ou des tentes faites de peaux d'animaux. Aucune raison particulière n'était donnée à ces restrictions, qui servaient simplement à souligner que les hums formaient une classe à part. Les Quraysh imposaient des restrictions plus sévères encore aux pèlerins venant de l'extérieur du périmètre sacré.
Les pèlerins et tout étranger se rendant à La Mecque n'avaient pas le droit de manger de nourriture apportée de l'extérieur du périmètre sacré. Ils ne pouvaient manger que ce que les habitants de La Mecque leur donnaient ou ce qu'ils achetaient dans la cité sacrée. En outre, pour pouvoir accomplir leur tawâf en arrivant à La Mecque, ils devaient avoir des vêtements faits ou achetés sur place. S'ils ne pouvaient pas s'en procurer ni en acheter, ils devaient accomplir le tawaf nus.
Les hommes ne devaient rien porter du tout, tandis que les femmes étaient autorisées à porter un seul vêtement, à condition qu'il comporte plusieurs ouvertures laissant apparaître leurs parties intimes. L'idée de la nudité lors de l'accomplissement d'un acte de culte dans un lieu sacré semble extrêmement perverse. On se demande comment les Quraysh avaient pu la justifier et amener les Arabes à l'accepter. Mais il faut se rappeler que ces gens acceptaient de prendre pour divinités des figures de bois et des statues de pierre qu'ils avaient eux-mêmes fabriquées, et qu'ils leur adressaient leurs prières et recherchaient leur aide.
Leur justification pour imposer la nudité aux visiteurs de la Ka'ba était qu'ils ne devaient pas accomplir le tawâf dans les vêtements qu'ils portaient lorsqu'ils avaient commis des péchés. Personne n'était là pour leur expliquer que la purification des péchés concerne l'individu lui-même et non pas ses vêtements.
Si quelqu'un venant de l'extérieur de La Mecque ne pouvait pas acheter de vêtements faits à La Mecque pour son premier tawâf et ne voulait pas accomplir le tawâf nu, il était autorisé à l'accomplir dans ses habits ordinaires à condition de les ôter et de les jeter dès qu'il avait terminé. Ni lui ni personne d'autre n'avait le droit de les utiliser.
Ces absurdités se poursuivirent jusqu'à ce que le Prophète
les abroge. Lors de la saison du pèlerinage de la neuvième année du calendrier musulman, il envoya l'un de ses Compagnons déclarer leur abrogation. Ce fait sera abordé en détail au moment voulu. Dans une telle société, on pouvait s'attendre à ce qu'il se trouve des personnes saines d'esprit pour rejeter des croyances et des pratiques aussi absurdes. Il suffit qu'une personne réfléchisse rationnellement à ce qu'elle fait et au genre de culte qu'elle pratique pour qu'elle comprenne qu'un culte idolâtre ne saurait constituer une religion satisfaisante.
Nous connaissons au moins quatre personnes qui prirent une telle décision en connaissance de cause, durant la période précédant la mission prophétique de Muhammad
: Waraqa ibn Nawfal, 'Abdullâh ibn Jahsh, 'Uthmân ibn al-Huwayrith et Zayd ibn Amr. Il en existait d'autres ici et là en Arabie, mais on n'en sait pas grand-chose. Les quatre précités étaient mieux connus parce qu'ils étaient mecquois. On sait en outre qu'ils se connaissaient entre eux pour leur rejet du culte des idoles.
Il semble qu'ils se soient rencontrés lors d'une célébration organisée chaque année par les Quraysh dans le cadre du culte d'une de leurs idoles. Les Quraysh offraient des sacrifices à cette idole et organisaient des danses et d'autres rites. Ces quatre hommes désapprouvaient les pratiques de leurs concitoyens et se dirent les uns aux autres : « Soyons francs, les gens de notre peuple ne suivent pas une religion convenable. Ils ont déformé la foi de leur père Abraham. Qu'est-ce que cette pierre qui n'entend pas et ne voit pas, et que nous célébrons ici avec des offrandes et des danses ? Il est bien sûr qu'elle ne peut nous apporter ni bien ni mal. »
Lorsque chacun se fut assuré que les autres étaient aussi peu satisfaits que lui du culte des idoles, ils se mirent à réfléchir à ce qu'ils devraient faire pour suivre une religion correcte. Ils finirent par décider de partir séparément rencontrer des prêtres et d'autres érudits dans l'espoir d'apprendre la version originelle de la religion d'Abraham.
Waraqa ibn Nawfal devint bientôt chrétien et étudia la Bible de fond en comble, devenant un érudit chrétien à part entière. Abdullâh ibn Jahsh ne parvint pas à se décider à suivre le christianisme ni aucune autre religion. Lorsque le Prophète
commença à transmettre son message, il embrassa l'islam. Plus tard, il partit avec les musulmans qui émigrèrent en Abyssinie : là, cependant, il se convertit au christianisme et demeura chrétien jusqu'à sa mort. 'Uthmân ibn al-Huwayrith, lui, put rencontrer l'empereur byzantin et devint chrétien. Il jouissait, semble-t-il, d'une position importante auprès de l'empereur byzantin, qui voulait le faire roi de La Mecque. C'était là quelque chose que les Quraysh ne pouvaient accepter. Il fut surnommé « le Cardinal ». Il semble qu'il ait été empoisonné par Amr ibn Jafna, le roi des Ghassan, la tribu arabe qui vivait en Syrie sous la domination de l'empire byzantin.
Quant à Zayd ibn Amr, le dernier des quatre, il voyagea beaucoup en Syrie et en Irak. Il envisagea de devenir juif ou chrétien. Un vieux prêtre chrétien, cependant, lui dit que le moment était proche où un nouveau prophète apparaîtrait au pays des Arabes. Zayd retourna donc à La Mecque pour attendre ce nouveau prophète. Il ne prenait aucune part au culte des idoles et refusait toute viande d'animaux sacrifiés aux idoles. Il s'efforçait de sauver les fillettes sur le point d'être enterrées vivantes par leur père selon la coutume des Arabes. Il disait aux siens qu'il était le seul à suivre la religion d'Abraham.
Il s'adressait à Dieu en disant : « Si je connaissais une forme de culte qui Te soit acceptable, je la suivrais. Mais je l'ignore. » Alors il se prosternait, en plaçant son front dans la paume de sa main dans un geste de soumission à Dieu. Zayd était peut-être celui des quatre qui s'exprimait le plus ouvertement. Il critiquait le culte des idoles, incitant les siens à l'abandonner. Cela poussa certains de ses proches, en particulier son oncle al-Khattâb, à essayer de le ramener à la religion de son peuple. Il lui conseilla à maintes reprises de ne pas s'en écarter.
Il essaya aussi de l'empêcher de partir chercher ailleurs la connaissance religieuse. Al-Khattâb demanda à une femme de la maison de surveiller Zayd et de le tenir informé de ses intentions. Dès qu'elle voyait que Zayd s'apprêtait à partir en voyage, elle prévenait al-Khattâb qui prenait des mesures pour l'empêcher de partir. Lorsque Zayd se mit à critiquer plus ouvertement le culte des idoles, al-Khattâb parvint à l'exiler dans un endroit à l'extérieur de La Mecque afin qu'il garde ses idées pour lui. En outre, al-Khattâb chargea des jeunes gens de Quraysh de lui signaler les mouvements de Zayd. Si Zayd venait en ville, ce qu'il essayait toujours de faire en secret, ils le signalaient à al-Khattâb qui le faisait expulser.
Zayd était très mal traité en ces occasions. Ce que craignait al-Khattâb, c'était que Zayd parvienne à faire des émules, ce qui aurait pu causer des dissensions dans la société arabe. Zayd réussit néanmoins à partir en secret et retourna en Syrie. Ce fut apparemment durant ce voyage, et après avoir parcouru la Syrie et l'Irak, qu'il apprit d'un prêtre chrétien érudit l'imminence de la venue d'un nouveau prophète en Arabie. Lorsqu'il eut vent de cela, il décida de repartir immédiatement pour La Mecque. Malheureusement, il fut assassiné sur le chemin du retour.
Il est intéressant de noter que son fils, Sa'îd, fut l'un des premiers à accepter le message de l'islam lorsque le Prophète
commença à prêcher en secret. Le fils d'al-Khattab, 'Umar, allait devenir l'un des plus fermes partisans de l'islam et le second dirigeant du Califat après la mort du Prophète. Sa'îd et 'Umar demandèrent un jour au Prophète s'il était permis de prier Dieu d'accorder à Zayd Sa miséricorde et Son pardon. Le Prophète répondit affirmativement, ajoutant que le Jour de la Résurrection, Zayd serait dans une catégorie à part.
Nous pouvons comprendre de cette affirmation que Zayd n'avait pas d'égal, étant quelqu'un qui s'était mis sincèrement et consciencieusement à la recherche de la vérité, déterminé à la suivre une fois qu'il l'aurait trouvée.
Un autre élément mérite de retenir notre attention : le fait qu'un prêtre chrétien érudit avait informé Zayd du message de Muhammad
et de l'imminence de sa venue. De fait, les théologiens aussi bien chrétiens que juifs en étaient conscients.
Salmân, le Compagnon du Prophète originaire de Perse, avait aussi été informé du message de l'islam par l'un de ces théologiens chrétiens. Son histoire sera relatée en détail par la suite. Par ailleurs, les juifs de Médine avaient l'habitude de dire aux Arabes polythéistes de Médine qu'un prophète apparaîtrait bientôt en Arabie et qu'ils seraient les premiers à le suivre. Chaque fois que des frictions se produisaient entre les communautés juive et arabe de Médine, les juifs faisaient des allusions menaçantes au fait que le nouveau prophète, dont ils disaient la venue imminente, n'hésiterait pas à combattre ses adversaires et à leur infliger de lourdes défaites. Ces menaces ont sans doute joué un rôle dans l'empressement des Arabes de Médine à embrasser l'islam lorsqu'ils en eurent connaissance : ils ne voulaient pas que les tribus juives s'allient au Prophète contre eux.
Nous disposons d'un récit plus détaillé relaté par Salâma ibn Waqsh, un compagnon du Prophète
appartenant aux ansâr et qui participa avec lui à la bataille de Badr :
Nous avions un voisin juif qui vint un jour parler aux hommes de mon clan alors que je n'étais encore qu'un jeune garçon. Il mentionna le Jour de la Résurrection et le fait que tous les êtres humains devraient affronter le Jugement et qu'ils seraient emmenés au Paradis ou en Enfer. Les gens de notre peuple étaient polythéistes et ne croyaient pas à la résurrection ni à une seconde vie. Ils lui demandèrent s'il croyait sincèrement que les gens reviendraient à la vie après leur mort et s'il croyait réellement au Paradis et à l'Enfer. Il répondit : « Oui, je jure que cela est vrai. Je serais même prêt à troquer ma part de cet Enfer contre le plus grand fourneau que vous avez dans votre communauté. J'accepterais que vous allumiez ce fourneau, que vous me mettiez à l'intérieur et que vous le refermiez sur moi, si cela me permettait d'éviter le tourment de l'Enfer dans la vie future. »
Ils lui demandèrent quelles preuves il pouvait avancer pour confirmer ses dires. Il dit : « Un prophète vous viendra de là-bas », en tendant la main vers La Mecque et le Yémen. Ils lui demandèrent dans combien de temps il apparaîtrait. Il me regarda, car j'étais le plus jeune du groupe, et dit : « Si ce garçon vit assez longtemps pour atteindre la vieillesse, il le verra certainement. » Peu de temps après, Dieu envoya Son messager, Muhammad
. Le juif était encore vivant parmi nous. Nous accordâmes foi au Prophète, tandis qu'il nia la véracité de son message. Lorsque nous lui reprochâmes son attitude en lui rappelant ce qu'il nous avait dit, il répondit : « Ce que je vous ai dit est vrai, mais votre homme n'est pas celui dont je voulais parler. »
Un autre récit mentionne l'arrivée de Syrie à Médine d'un érudit juif, quelques années avant la venue de l'islam. Cet homme, appelé Ibn al-Hayyabân, était extrêmement pieux. Lorsque la pluie manquait, les juifs lui demandaient de prier pour qu'il pleuve. Il refusait à moins qu'ils ne fassent quelque aumône. Ils se joignaient alors à lui pour prier à l'extérieur de la ville. À peine avait-il fini que le ciel se couvrait et qu'il commençait à pleuvoir à verse. Cela se répéta de nombreuses fois. Quelque temps après son arrivée, il tomba malade et se sentit sur le point de mourir. Il parla à ses frères juifs et commença par leur demander pourquoi ils pensaient qu'il avait émigré d'un pays prospère vers cette terre pauvre et rude. Il leur expliqua ensuite qu'il n'était venu à Médine que parce le moment de la venue d'un nouveau prophète était proche et que Médine serait le lieu où il émigrerait.
« J'espérais, dit-il, qu'il apparaîtrait avant que je meure, afin de pouvoir le suivre. Sa venue est tout à fait imminente, alors, que personne ne le suive avant vous. Il sera doté du pouvoir de faire couler le sang et de faire prisonniers les femmes et les enfants de ses adversaires, mais cela ne devra pas vous retenir de le suivre, frères juifs. »
Lorsque le Prophète
émigra à Médine et fut amené à combattre la tribu juive de Qurayza (comme nous le verrons plus loin), quelques jeunes hommes de cette tribu rappelèrent à leur peuple que Muhammad était le Prophète dont Ibn al-Hayyabân leur avait parlé. Leurs contribules n'étaient pas d'accord avec eux, mais ces jeunes gens étaient convaincus qu'il était bien le Prophète dont la venue leur avait été annoncée. Ils sortirent du fort de Qurayza et déclarèrent leur conversion à l'islam, épargnant ainsi à leurs familles et à eux-mêmes le sort de la tribu de Qurayza. Parmi eux se trouvaient Tha'laba ibn Sa'ya, Usayd ibn Sa'ya et As'ad ibn 'Ubayd.
Il n'est en rien étonnant que des théologiens chrétiens et juifs aient ainsi eu connaissance à l'avance de la venue du Prophète, puisque l'Evangile comme la Thora contiennent des références à Muhammad en tant que dernier des prophètes et des messagers de Dieu.