Le Sceau des Prophètes

Muhammad, Homme et Prophète (Muhammad : Sceau des prophètes)

Muhammed
Sceau des Prophètes

20,00 €

La vie de Muhammad

La vie de Muhammed

5,90 €

 

A Médine après Badr

 

Tandis que la poussière de la bataille retombait et que l'on enterrait les morts, les soldats musulmans examinèrent le butin de guerre qu'ils avaient gagné. Il était abondant, mais posait un problème. Ceux qui avaient récolté le butin le réclamaient parce qu'il résultait de leur action. Mais il était aussi réclamé par ceux qui avaient combattu l'armée de Quraysh et l'avaient pourchassée quand elle avait commencé à se retirer afin d'éviter qu'elle ne se regroupe pour lancer une nouvelle offensive. Ils soulignaient en effet que c'étaient leurs efforts qui avaient permis à leurs frères de récolter le butin.

Un troisième groupe, les hommes qui avaient monté la garde près de l'abri du Prophète , en réclamait aussi une part : ils auraient pu, disaient-ils, aider à collecter le butin ou à pourchasser l'ennemi, mais ils craignaient alors de laisser le Prophète à la merci d'une contre-attaque ou d'un raid. Devant ce désaccord parmi ses compagnons, le Prophète ne tenta pas de trancher lui-même. Il leur demanda de laisser le butin de côté jusqu'à ce que Dieu ait révélé Son jugement. Ils obéirent et la sourate intitulée « Les Prises de guerre » ou al-Anfâl fut révélée.

Elle commence par ce verset : « On t'interroge sur les prises de guerre. Réponds : "Les prises de guerre sont à Dieu et à Son Prophète. Craignez Dieu ! Maintenez la concorde entre vous et obéissez à Dieu et à Son Prophète, si vous êtes des croyants sincères." » (8.1) Ce différend peut étonner de la part des compagnons du Prophète . Après tout, ceux qui avaient combattu lors de la bataille de Badr appartenaient soit aux muhâjirûn, soit aux ansâr. Les premiers avaient laissé tous leurs biens à La Mecque afin d'émigrer et d'aider à édifier le nouvel État à Médine. Quant aux ansâr, Dieu les décrit dans le Coran comme des gens qui « accueillirent les émigrés avec joie... allant même jusqu'à se priver en leur faveur, malgré leur propre indigence » (59.9).

On peut avancer plusieurs raisons à cette incohérence momentanée de la part des compagnons du Prophète , eux qui habituellement donnaient l'exemple dans quasiment tous les aspects de la vie. D'abord, il était normal en Arabie de mesurer la contribution d'un soldat à la bataille par le butin qu'il ramenait. Chacun désirait donc posséder la meilleure preuve matérielle de sa participation à cette bataille, qui était le tout premier affrontement majeur avec les ennemis de l'islam.

Chacun souhaitait pouvoir montrer à ses hôtes et à ses enfants l'armure ou le sabre qu'il avait gagné à Badr. En outre, il était normal dans la société arabe d'être attaché à ce qu'on avait gagné sur le champ de bataille. Enfin, il ne faut pas oublier que les musulmans vivaient généralement dans la plus grande pauvreté. Il était donc compréhensible que la question de la part de chacun dans le butin prenne une telle importance, une fois l'ennemi vaincu et le butin rassemblé. Après tout, les compagnons du Prophète étaient des êtres humains et toutes les considérations humaines les touchaient.

Les sommets de noblesse et d'abnégation qu'ils atteignaient ne les plaçaient pas au-dessus de tous sentiments ou soucis humains. Quand ils se trompaient, ils devaient cependant corriger leurs erreurs dès qu'on les rappelait à l'ordre. C'est pourquoi le Coran en appelle à leur sens de la foi à chaque nouveau rappel des qualités nécessaires aux fidèles. Cela est clair dans le verset ci-dessus, qui apporte la réponse à leurs questions au sujet des prises de guerre.

Le butin

Le Prophète et son armée passèrent la nuit à Badr. Ils se mirent en route pour Médine tôt le lendemain matin, emmenant avec eux leurs prisonniers et leur butin. Plus tard dans la matinée, le Prophète fit halte pour distribuer le butin. Il le divisa en parts égales entre tous les membres de l'armée, en attribuant une part aux hommes combattant à pied et deux aux cavaliers (la part supplémentaire étant pour la monture). Il étendit aussi le partage à ceux, comme Talha et Sa'îd ibn Zayd, qu'il avait envoyés pour des missions particulières, et à ceux, comme 'Uthmân, à qui il avait demandé de rester en arrière pour des raisons précises.

La part des combattants morts pendant la bataille revenait à leurs héritiers. Certains des compagnons du Prophète remirent en cause cette méthode de partage en parts égales. Sa'd lui dit : « Messager de Dieu, donnes-tu autant au cavalier qui sème le chaos dans les rangs ennemis et à un homme faible ? » Le Prophète répondit : « Penses-tu que la victoire vous est donnée pour d'autres que les faibles d'entre vous ? » La réponse du Prophète suggère que la force à elle seule ne garantit pas la victoire. La coopération, l'unité et l'effort collectif maximum sont aussi essentiels pour obtenir la victoire.

Après tout, un combattant faible donne le meilleur de lui-même autant qu'un combattant fort : c'est là tout ce que demande l'islam. La récompense doit donc être partagée équitablement. Le Prophète ne distribua pas le butin sur le champ de bataille afin que cela ne devienne pas une tradition. Si l'armée musulmane restait sur place et se préoccupait des prises de guerre, l'ennemi risquait de se regrouper et d'attaquer de nouveau.

C'est pourquoi le partage du butin fut remis à plus tard, étant considéré comme d'importance secondaire. Lorsque le Prophète arriva a un endroit appelé ar-Rawhâ', les musulmans de Médine vinrent à sa rencontre pour le féliciter de sa victoire. Ils s'excusèrent aussi de ne pas avoir participé à la bataille. Usayd ibn Hudayr parlait en leur nom à tous lorsqu'il dit au Prophète : « Dieu soit loué pour t'avoir donné la victoire qui te rend heureux. Si j'avais pensé que tu ferais la guerre, je ne serais pas resté en arrière. Je pensais qu'il ne s'agissait que d'intercepter une caravane, et non pas de combattre un ennemi. » Le Prophète accepta leurs félicitations et leurs excuses et dit à Usayd : « Tu dis certainement la vérité. »

Tandis qu'on les félicitait, Salama ibn Salâma s'exclama : « Pourquoi nous félicitez-vous ? Nous n'avons rencontré que des vieillards chauves ressemblant à des chameaux entravés et nous les avons massacrés. » Le Prophète sourit et dit : « Neveu ! C'étaient des hommes d'honneur. » Il voulait dire qu'il ne fallait pas dénigrer leur rang ni leurs capacités guerrières.

Comme nous l'avons dit précédemment, les musulmans se retrouvèrent, la bataille terminée, avec soixante-dix prisonniers. De nombreux ennemis avaient préféré se rendre plutôt que de périr dans la bataille. De son abri, le Prophète regardait la bataille et un groupe de soldats musulmans montait la garde auprès de lui pour éviter qu'un groupe de soldats ennemis n'attente à sa vie. Parmi eux se trouvait Sa'd ibn Mu'âdh, qui n'avait pas l'air très content de ce qu'il voyait. Le Prophète l'interrogea à ce propos et il confirma son mécontentement : « C'est la première défaite que Dieu inflige aux idolâtres, et j'aurais préféré que nous n'épargnions aucun de leurs hommes. »

L'opinion de Sa'd n'était cependant pas partagée par la majorité des combattants musulmans, qui espérait que les prisonniers de guerre rapporteraient des revenus dont ils avaient bien besoin, car les Quraysh s'empresseraient de payer leur rançon.

Les prisonniers

Lorsque le Prophète quitta Badr avec ses troupes, ils emmenèrent les prisonniers avec eux. Ils s'arrêtèrent à un endroit appelé al-Uthayl, où le Prophète regarda qui étaient les prisonniers. Quand il vit parmi eux an-Nadr ibn al-Hârith, il le regarda d'une manière qui effraya an-Nadr. Ce dernier dit à son voisin : « Par Dieu, Muhammad va sûrement me tuer. Il m'a jeté un regard plein de mort. » L'homme répondit : « Il ne te tuera pas, tu as seulement peur. »

Cependant, an-Nardr avait de bonnes raisons d'avoir peur. Il commença donc à chercher quelqu'un qui pourrait intervenir en sa faveur. Il essaya avec Mus'ab Ibn 'Umayr, qui était son parent : « Plaide pour moi auprès de ton ami afin qu'il me traite de la même manière que les autres prisonniers de Quraysh. Sinon, il va certainement me tuer. »

Mus'ab répondit : « Tu disais du mal du Livre de Dieu et de Son messager, tu affirmais que le Coran n'était que des "légendes des anciens" et que le Prophète était un menteur. Tu torturais les musulmans. » An-Nadr continua néanmoins à implorer Mus'ab : « Si tu avais été fait prisonnier par les Quraysh, jamais ils ne t'auraient tué tant que j'étais vivant. » Mus'ab répliqua : « Je ne te crois pas. De plus, je ne suis pas comme toi. Je suis musulman. Du fait de ma conversion à l'islam, tous mes autres liens ont été rompus. »

De fait, an-Nadr n'était pas un ennemi que l'on pouvait souhaiter épargner. Il avait littéralement fait tout son possible pour éloigner les gens de l'islam, torturant brutalement tous ceux sur qui il pouvait mettre la main. Il avait lancé une campagne de propagande contre l'islam. Chaque fois que le Prophète s'adressait à un groupe de gens ou leur récitait un passage du Coran, il venait ensuite s'asseoir à la place du Prophète et disait : « N'écoutez pas Muhammad. Ce qu'il dit être des révélations divines ne sont que des légendes des anciens. J'ai un meilleur livre que le sien ! »

Puis il relatait l'histoire des empires antiques. Sa campagne de dénigrement et de diffamation fit de l'effet sur certaines personnes. Ses allégations au sujet du Coran sont mentionnées à huit reprises dans le Livre Sacré. Pour toutes ces raisons, le Prophète ordonna qu'an-Nadr soit décapité, ce qui fut fait sur-le-champ.

Un autre prisonnier, 'Uqba ibn Abî Mu'ayt, fut lui aussi tué sur ordre du Prophète lorsqu'ils arrivèrent à un lieu nommé 'Irq az-Zabya. Tandis qu'on l'emmenait pour le tuer, 'Uqba demanda : « Tu m'as choisi parmi tous tes prisonniers ? » Le Prophète répondit que oui, en indiquant à ses compagnons tous les crimes que l'homme avait commis contre les premiers musulmans de La Mecque.

Lorsque le Prophète arriva à Médine, il confia les prisonniers de guerre à la garde de divers groupes de ses compagnons avec l'ordre de bien les traiter. Cela signifie que ces prisonniers furent traités d'une manière dont aucun prisonnier de guerre n'aurait pu rêver. Abu Azîz ibn 'Umayr, qui était parmi eux, a relaté :

« Je fus confié à un groupe des ansâr. Lorsqu'ils servaient leur repas de midi ou du soir, ils me donnaient le pain tandis qu'eux-mêmes mangeaient des dattes sans pain. [Les dattes étaient l'aliment le plus courant à Médine, tandis qu'on n'avait pas toujours de pain. De plus, le pain est nourrissant : quelqu'un qui mange du pain ne ressent pas la faim comme quelqu'un qui ne mange que des dattes.] C'était en raison des instructions que le Prophète leur avait données. Chaque fois que l'un deux avait un morceau de pain, il nous le donnait. Parfois, embarrassé par leur hospitalité, je donnais le pain au premier d'entre eux qui passait : il me le rendait sans en prendre une seule bouchée. »

C'est ainsi qu'étaient traités les prisonniers de Muhammad . La seule raison de ce noble traitement était que les musulmans n'étaient pas partis en guerre pour en tirer un avantage matériel ou militaire. Leur objectif était le même en temps de guerre qu'en temps de paix : faire connaître leur message aux autres et écarter tous les obstacles pouvant empêcher les gens d'y adhérer.

La puissance militaire des Quraysh représentait l'un de ces obstacles. Lorsque les Quraysh avaient entrepris une démonstration de force qui, si elle avait réussi, aurait empêché un grand nombre de personnes d'entendre le message de l'islam avec un esprit ouvert, il fallait s'opposer à cette entreprise et y mettre un terme, même si cela impliquait un affrontement armé avec de proches parents. Mais, une fois l'objectif atteint et l'armée de Quraysh vaincue, ceux qui avaient été faits prisonniers seraient bien traités parce que leur position ne leur permettait plus de nuire aux musulmans.

Ces derniers les considéraient d'ailleurs comme des gens qui pourraient devenir croyants s'ils savaient ce qu'était l'islam. Une caractéristique très importante de la religion musulmane est qu'elle apprend à ses adeptes à évaluer chaque situation en fonction de sa perspective propre. Pendant la bataille, lorsque les musulmans commencèrent à faire des prisonniers parmi leurs ennemis, le même homme dont nous avons cité le récit concernant le traitement dont bénéficiaient les prisonniers, Abu Azîz ibn 'Umayr, fut remarqué par son frère Mus'ab, un compagnon du Prophète , alors qu'un homme des ansâr l'emmenait comme captif.

Mus'ab s'approcha et dit à l'homme : « Tiens-le bien ! Sa mère est riche, elle te paiera sans doute une forte rançon. » Dans ce cas, Mus'ab signalait un fait utile à la communauté musulmane. Son lien de parenté avec son frère passait alors au second plan. La bataille terminée, l'attitude la plus bénéfique à l'islam était de bien traiter les prisonniers afin que leur hostilité à l'islam diminue au moins, si elle ne disparaissait pas complètement. Le problème le plus urgent que le Prophète devait résoudre à son arrivée à Médine après la victoire de Badr était celui des prisonniers de guerre.

À part les deux hommes exécutés en raison de leur hostilité active à l'encontre de l'islam et du Prophète, tous les prisonniers de guerre furent bien traités. Il fallait s'attendre à ce que les Quraysh envoient des émissaires demander leur libération, et une décision devait donc être prise à leur sujet. À La Mecque, les chefs de Quraysh tentaient de sauver la face. Ils recommandèrent aux gens de ne pas pleurer publiquement leurs proches morts à Badr. Ils décidèrent aussi de ne pas se presser d'offrir des rançons au Prophète pour obtenir la libération de leurs prisonniers, afin qu'on ne leur demande pas des sommes considérables.

Mais il fallait bien que, tôt ou tard, quelqu'un entreprenne d'obtenir la libération des prisonniers. Al-Muttalib ibn Abî Wadâ'a fut le premier à se rendre à Médine pour négocier la libération de son père. Pendant ce temps, le Prophète consultait ses compagnons pour décider ce qu'il fallait faire des prisonniers de guerre. Abu Bakr dit : « Ce sont tes proches et tes contribules, Envoyé de Dieu. Si tu les épargnes et que tu acceptes une rançon, cette rançon nous sera utile et ils pourront peut-être, par la suite, comprendre que l'islam est la vérité et y adhérer. »

Lorsque le Prophète demanda son avis à 'Umar, il obtint une réponse radicalement différente. 'Umar dit : « Je suggère que tu me donnes à tuer mon parent, que tu permettes à Alî [le cousin du Prophète] de tuer son frère Aqîl et que tu laisses Hamza [l'oncle du Prophète] tuer son frère, afin que nous prouvions tous devant Dieu que nous n'éprouvons plus ni amour ni loyauté envers les négateurs. Ces prisonniers sont leurs chefs. »

Abdullâh ibn Rawâha des ansâr suggéra quant à lui qu'on les jette dans un grand bûcher préparé spécialement pour cela. Le Prophète se retira un moment dans ses appartements. Lorsqu'il en sortit, il dit : « Dieu adoucit certains coeurs au point qu'ils sont plus doux que le lait, et Il en rend d'autres plus durs que la pierre. » Il compara ensuite l'attitude d'Abû Bakr à celle d'Abraham et à celle de Jésus, qui avaient adopté une attitude douce envers leur peuple. Il compara aussi l'attitude de 'Umar à celles de Noé et de Moïse, qui avaient appelé un châtiment sévère sur ceux qui rejetaient leur message.

Pour conclure, il donna sa décision : « Vous êtes pauvres. Aucun prisonnier de guerre ne devra donc être libéré si ce n'est en échange d'une rançon. » Le processus de libération des prisonniers put alors commencer. Quelque temps plus tard, après la libération des prisonniers, le Prophète reçut de nouvelles révélations coraniques reprochant aux musulmans d'avoir échangé leurs prisonniers contre une rançon. Le Coran indiquait clairement qu'au vu des circonstances, les prisonniers auraient dû être exécutés.

Les versets en question disent : Il ne sied pas à un prophète de faire des captifs tant qu'il n'a pas réduit les infidèles à l'impuissance. Vous aspirez aux biens éphémères de ce monde, quand Dieu vous convie à la vie future ! Dieu est Puissant et Sage. Et n'eût été une prescription déjà décrétée par Dieu, un châtiment terrible vous aurait été déjà infligé pour ce que vous avez pris. Disposez donc de ce qui vous est échu en tant que butin licite et pur, et craignez Dieu. En vérité, Dieu est Clément et Compatissant. (8.67-69)

Le message de ces versets est très clair : dans les circonstances où se trouvaient les musulmans à l'époque, les prisonniers auraient dû être mis à mort. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi. D'une part, Badr avait été la première bataille importante entre les musulmans et les Mecquois. Les musulmans étaient encore minoritaires en Arabie tandis que la supériorité numérique des polythéistes était écrasante.

Hier les prisonniers qui étaient forts physiquement et capables de se battre aurait affaibli les ennemis et contribuer à leur humiliation. Cela les aurait poussés à réfléchir à deux fois avant de tenter à nouveau de régler par les armes leur différend avec les musulmans. La sécurité de la communauté musulmane de Médine en aurait donc été améliorée. Aucune rançon obtenue pour la libération de ces prisonniers n'aurait pu procurer de tels avantages aux musulmans.

D'autre part, l'exécution des prisonniers par ceux des musulmans avec qui ils avaient des liens de parenté aurait pu montrer clairement aux deux camps, comme l'avait souligné 'Umar, que les liens d'affection et de loyauté envers les négateurs étaient définitivement rompus. C'est pour ces deux raisons qu'il fut fait reproche aux musulmans d'avoir préféré échanger contre une rançon les captifs de leur première grande bataille :
« Vous aspirez aux biens éphémères de ce monde, quand Dieu vous convie à la vie future ! Dieu est Puissant et Sage. »

Cependant, Dieu avait auparavant décrété que les combattants de Badr seraient pardonnés pour leurs erreurs. Au lieu de cela, Dieu décida, par Sa grâce, de leur tendre licite la rançon qu'ils avaient perçue, ainsi que le butin qu'ils avaient gagné. Le butin était en effet interdit aux nations précédentes, adeptes d'autres prophètes : « Disposez donc de ce qui vous est échu en tant que butin licite et pur. »

'Umar a relaté qu'il rencontra le Prophète et Abu Bakr les yeux pleins de larmes. Il leur demanda pourquoi ils pleuraient et ajouta : « Si je trouve que vous pleurez pour une bonne raison, j'en ferai autant. Sinon, je ferai semblant de pleurer par compassion. » Le Prophète répondit : « Nous pleurons à cause de ce que tes compagnons m'ont persuadé de faire : échanger les captifs contre une rançon. J'ai vu approcher votre punition plus près que cet arbre. »

On comprend, bien entendu, les raisons impérieuses qui nécessitaient une attitude beaucoup plus dure envers les prisonniers de guerre. Toutefois, l'erreur tle jugement des musulmans ne fut pas sans avantages pour eux. Ils évitèrent de tuer un plus grand nombre de leurs proches, et d'aggraver ainsi le sentiment de haine entre eux-mêmes et leurs contribules. En outre, au moins seize des prisonniers devaient plus tard devenir musulmans, ce qui représentait en soi un gain considérable.

Il faut également souligner que plusieurs parents du Prophète figuraient parmi les prisonniers, y compris son oncle al-'Abbâs, son cousin Aqîl ibn Abî Tâlib et son gendre Abu al-'Âs ibn ar-Rabî'. Les musulmans auraient hésité à tuer des proches du Prophète. On ne peut que se dire que la volonté de Dieu était d'éviter au Prophète la douleur d'avoir à tuer des gens de sa famille et d'éviter aux musulmans l'embarras de devoir les tuer, ainsi que la douleur de tuer leurs propres proches.

Des libérations

Tous les prisonniers ne durent pas payer une rançon pour être libérés. 'Umar ibn 'Abdullâh du clan de Jumah était l'un des plus pauvres d'entre eux. Il avait plusieurs filles. Il fit appel au Prophète en ces termes : « Messager de Dieu, tu sais que je n'ai guère d'argent. Je fais partie des nécessiteux et j'ai une grande famille à nourrir. Je fais donc appel à ta générosité pour que tu me libères. » Le Prophète céda à sa requête et le libéra après l'avoir fait s'engager solennellement à ne plus jamais participer à une armée destinée à attaquer les musulmans. Comme 'Umar ibn Abdullâh, un certain nombre de prisonniers furent libérés sans rançon par le Prophète parce qu'ils étaient pauvres.

De surcroît, le Prophète prit une décision habile : il stipula que tout prisonnier sachant lire et écrire serait libéré sans rançon s'il apprenait à lire et à écrire à dix enfants musulmans. En effet, la plupart des Arabes étaient illettrés à l'époque. Le Prophète lui-même n'avait reçu aucune instruction dans son enfance et ne savait ni lire ni écrire. Sa décision montre donc que sa grande perspicacité lui permettait de comprendre qu'instruire dix enfants musulmans équivalait à la forte somme d'argent que beaucoup de prisonniers devaient payer pour racheter leur liberté.

Quand la nouvelle se répandit que les prisonniers pouvaient racheter leur liberté, le premier à être libéré fut Abu Wadâ'a ibn Dubayra du clan des Sahm. Son fils, al-Muttalib, quitta discrètement La Mecque une nuit alors que les Quraysh ajournaient encore la négociation de la libération des prisonniers, dans l'espoir d'obtenir de meilleures conditions. Al-Muttalib alla tout droit à Médine où il racheta la liberté de son père pour 4 000 dirhams.

Plusieurs cas de libérations de prisonniers méritent une attention particulière. Ainsi, parmi ces prisonniers figurait une personnalité importante, Suhayl ibn Amr, un excellent orateur. Il employait son talent à dire du mal du Prophète et de l'islam. Mikraz ibn Hafs fut envoyé à Médine pour négocier sa libération. La rançon fixée, l'ansari qui le gardait demanda à Mikraz de la payer. Cependant, ce dernier n'avait pas l'argent. Il proposa de prendre la place de Suhayl, qui serait libéré et partirait chercher l'argent pour faire que Mikraz soit libéré à son tour.

C'est ainsi qu'eut lieu la libération de Suhayl. Toutefois, 'Umar ibn al-Khattâb suggéra au Prophète de lui permettre d'arracher toutes les dents de devant de Suhayl afin que, devenu incapable de bien s'exprimer, il ne prenne plus jamais la parole en public contre le Prophète. Cependant, le Prophète refusa catégoriquement. Il nous enseigne dans cet incident un principe très important : le maintien des valeurs morales même avec nos ennemis, en temps de paix comme en temps de guerre. Il dit à 'Umar : « Je ne le mutilerai pas, car je craindrais que Dieu ne me mutile, bien que je sois prophète. »

Ainsi la mutilation de toute personne, vivante ou morte, est strictement interdite en islam, en toutes circonstances, même s'il s'agit de notre pire ennemi. Il est aussi rapporté que le Prophète dit à 'Umar que Suhayl pourrait à l'avenir « adopter une position que tu ne désapprouveras pas. »

Le cas des proches du Prophète

Parmi les prisonniers figurait le gendre du Prophète , Abu al-'Âs ibn ar-Rabî', qui était l'époux de Zaynab, sa fille aînée. Celle-ci avait continué à vivre à La Mecque après l'émigration du Prophète à Médine, malgré le fait qu'elle était musulmane et que son époux ne l'était pas. À l'époque, les prescriptions concernant de tels mariages n'avaient pas encore été révélées. Abu al-'Âs était le neveu de Khadîja, la première épouse du Prophète.

C'était à la demande de celle-ci que le Prophète avait accepté que Zaynab l'épouse avant le début des révélations. Zaynab était très heureuse avec son époux, un homme d'une honnêteté et d'une intégrité hors du commun. Lorsque les relations entre le Prophète et les Quraysh avaient empiré à l'époque où il était toujours à La Mecque, prêchant son message et luttant contre l'idolâtrie, certains chefs de Quraysh eurent l'idée de causer des problèmes personnels au Prophète en faisant divorcer ses filles. Ils allèrent donc trouver Abu al-'Âs pour lui demander de répudier Zaynab, en lui promettant qu'il pourrait épouser à la place n'importe quelle femme de son choix.

Il rejeta leur offre en disant qu'il ne répudierait Zaynab pour aucune autre femme. Maintenant qu'Abû al-'As était prisonnier de guerre à Médine, Zaynab envoya de l'argent pour obtenir sa libération. Elle ajouta dans son offre de rançon un collier que sa mère lui avait offert comme cadeau de mariage le soir de ses noces. En voyant le collier, le Prophète fut très touché. Il dit à ses compagnons : « Si vous jugez bon de libérer son prisonnier et de lui rendre son argent, faites-le. » Ils s'empressèrent d'acquiescer et libérèrent Abu al-'Âs sans rançon.

Parmi les prisonniers de Badr figurait également al-Abbâs, l'oncle du Prophète. Il était l'un des hommes que le Prophète avait ordonné de ne pas tuer pendant la bataille. Maintenant, les musulmans voulaient qu'il rachète sa liberté. L'affaire fut évidemment laissée au Prophète, car personne n'aurait osé réclamer une rançon pour l'oncle du Prophète. Al-'Abbâs argua néanmoins qu'il était musulman, bien qu'il ne l'ait pas déclaré aux Quraysh. Le Prophète répondit : « Dieu sait si tu étais réellement musulman. Si oui, Il te récompensera assurément. Cependant, en toute apparence, tu étais contre nous. Tu dois donc acquitter la rançon pour toi-même, pour tes deux neveux Nawfal ibn al-Hârith et Aqîl ibn Abî Tâlib ainsi que pour ton allié 'Utba ibn Amr. »

Al-'Abbâs répondit qu'il n'avait pas d'argent pour payer tout cela. Le Prophète lui demanda : « Et le trésor que ta femme Umm al-Fadl et toi avez enfoui dans le sol ? Tu lui as dit que si tu étais tué, l'argent devrait être partagé entre tes trois enfants, al-Fadl, Abdullâh et Qutham. » Al-Abbâs dit alors : « Je sais maintenant avec certitude que tu es le Messager de Dieu. Personne ne savait cela, à part ma femme et moi. » Il demanda ensuite nu Prophète de compter comme faisant partie de la rançon les vingt onces d'argent que les musulmans lui avaient pris lors de la bataille.

Le Prophète refusa en disant que cela faisait partie du butin de guerre qui appartenait de droit aux musulmans. Al-'Abbâs n'avait donc pas d'autre choix que de payer intégralement la rançon pour lui-même, ses deux neveux et son allié.

Cet épisode illustre bien le haut degré de justice pratiqué par le Prophète . Il ne permit pas à son oncle de s'en tirer à bas prix, mais l'obligea à payer sa libération et celle de ses proches qui n'avaient pas les moyens de racheter leur liberté. Dans le cas de son gendre, le Prophète n'avait fait que suggérer aux musulmans qu'ils pourraient renoncer à la rançon. Ils l'avaient fait de leur plein gré, sans qu'aucune pression ne soit exercée sur eux. Si l'un d'eux s'y érait opposé - et ils avaient tous le droit de le faire - Abu al-'Âs aurait dû payer la rançon comme les autres prisonniers.

Le sujet des prisonniers de guerre pris à Badr ne saurait être clos sans mentionner deux autres incidents. Le premier concerne Abu Sufyân ibn Harb, le chef de la caravane que les musulmans avaient tenté d'intercepter, ce qui avait conduit au déclenchement des hostilités. Comme nous l'avons indiqué précédemment, Abu Sufyân avait réussi à échapper aux troupes musulmanes et avait pu atteindre La Mecque sans encombre.

Cependant, deux de ses fils se trouvaient dans l'armée de Quraysh. L'un d'eux, Hanzala, avait été tué dans la bataille, tandis que l'autre, Amr, était fait prisonnier. Quand la plupart des prisonniers eurent été libérés contre rançon, certains habitants de La Mecque manifestèrent leur étonnement de voir qu'Abû Sufyân ne faisait rien pour tenter d'obtenir la libération de son fils. Ils lui parlèrent de payer une rançon. Son argument pour laisser son fils en captivité sans tenter de le faire libérer fut qu'il ne voulait pas subir une perte financière en plus de la perte de son autre fils.

Il dit qu'il était prêt à laisser son fils en captivité aussi longtemps que les musulmans voudraient le garder : au bout du compte, ils finiraient par le relâcher. Peu après, un vieillard parmi les musulmans de Médine partit pour La Mecque avec son épouse pour accomplir la umra, le petit pèlerinage. Il ne vint pas à l'idée du vieil homme, Sa'd ibn an-Nu'mân, qu'il courait le moindre danger : une tradition fermement ancrée en Arabie voulait que les Quraysh ne fassent aucun mal à quiconque se rendrait à La Mecque en pèlerinage, quelles que puissent être leurs relations avec sa tribu.

Cette fois, cependant, Abu Sufyân et ses hommes capturèrent Sa'd et le retinrent prisonnier. Personne chez les Quraysh n'objecta à l'action d'Abû Sufyân, qui était pourtant une violation flagrante de traditions ancestrales. Il est clair que les Quraysh ressentaient durement l'humiliation de la défaite et pensaient qu'au vu des circonstances, l'acte d'Abû Sufyân n'était pas injustifié.

À Médine, les ansâr appartenant au même clan que Sa'd furent fort ennuyés d'apprendre qu'il avait été fait prisonnier. Ils allèrent demander au Prophète d'approuver un échange par lequel ils rendraient à Abu Sufyân son fils contre la libération de leur contribule. Le Prophète accepta et l'échange eut lieu. Ce fut encore un incident où les valeurs et les traditions ancestrales de l'Arabie étaient violées pour un gain matériel. Rien n'arrêtait les Quraysh dans leur hostilité envers l'islam et le Prophète. Toutes les valeurs et tous les principes moraux étaient oubliés des qu'un gain quelconque se profilait pour les Quraysh.

L'autre incident concerne Zaynab, la fille du Prophète , dont l'époux Abu al-'Âs fut libéré sans rançon. Zaynab était bien sûr musulmane, tandis que son époux ne l'était pas, malgré sa grande intégrité. Quand Abu al-'Âs était sur le point de quitter Médine pour La Mecque, le Prophète le prit à part et lui dit quelque chose avant son départ. Personne ne sait exactement ce que le Prophète dit à son gendre, mais on pense généralement qu'il s'agissait soit d'une condition à la libération d'Abû al-'Âs, soit d'un simple engagement de la part de celui-ci à laisser son épouse rejoindre son père dès qu'il serait de retour à La Mecque.

Peu après, le Prophète demanda à deux de ses compagnons, Zayd ibn Haritha et un homme des ansâr, de se rendre à un endroit appelé Ya'jaj, à une dizaine de kilomètres de La Mecque, d'y attendre l'arrivée de Zaynab puis de l'escorter jusqu'à Médine. Quand Abu al-'Âs arriva à La Mecque, un mois environ après la bataille de Badr, il dit à sa femme de se préparer à partir pour Médine où elle allait rejoindre son père. Il est intéressant de noter ici que Hind bint 'Utba, l'épouse d'Abû Sufyân, rencontra Zaynab par hasard et lui demanda si elle se préparait à partir pour Médine.

Zaynab répondit que non, craignant que Hind ne tente de l'en empêcher. Après tout, le père, le frère et l'oncle de Hind avaient tous été tués à la bataille de Badr. Hind insista néanmoins et proposa d'aider Zaynab à se préparer pour son voyage, qui allait durer plusieurs jours. Elle lui dit : « Si tu as besoin de quelque chose que je possède et qui pourra faciliter ton voyage, n'hésite pas à me le demander : nous, les femmes, nous avons nos propres relations qui sont différentes de celles des hommes. » Zaynab relata plus tard qu'elle pensait que l'offre de Hind était sincère, mais qu'elle avait préféré par prudence ne pas lui révéler sa véritable intention et poursuivre ses préparatifs sans l'aide de personne.

Lorsque Zaynab fut prête pour son voyage, son beau-frère Kinâna lui amena un chameau à monter puis, s'étant armé de son arc et d'un sac de flèches, il partit avec elle au grand jour, conduisant son chameau. La rumeur se répandit chez les Quraysh que Zaynab partait pour Médine et un groupe d'hommes de Quraysh la poursuivit et finit par la rattraper à un endroit appelé Dhû Tuwâ. Le premier à la rattraper fut un certain Habbâr ibn al-Aswad. Il lança sa lance sur elle dans son palanquin.

Les récits relatent que Zaynab était alors au début d'une grossesse et que le choc la fit avorter. Selon d'autres récits, Habbâr aurait fait peur au chameau et Zaynab serait tombée sur une pierre, ce qui aurait causé la fausse couche. Elle en garda des saignements intermittents jusqu'à sa mort à Médine un certain nombre d'années plus tard.

Lorsque Kinâna, son accompagnateur, comprit que les hommes voulaient contraindre Zaynab à faire demi-tour, il mit ses flèches devant lui et tendit son arc, prêt à tirer. Ils reculèrent un peu lorsqu'il dit : « Par Dieu, le premier qui s'approche sera transpercé par l'une de ces flèches. »

Abu Sufyân, qui était maintenant la principale personnalité de Quraysh, arriva aussi avec quelques notables de Quraysh. Il dit à Kinâna : « Homme, retiens tes flèches jusqu'à ce que nous t'ayons parlé. » Kinâna obéit et Abu Sufyân s'approcha de lui et lui dit à mi-voix : Ce n'était pas raisonnable de ta part d'emmener la dame en plein jour, alors que tu sais bien quelle catastrophe nous avons subie des mains de Muhammad et de ses partisans.

Si tu nous enlevais sa fille pour la lui amener aussi ouvertement, les gens diraient que notre humiliation est telle que nous avons été incapables de l'arrêter. De nombreuses tribus penseraient que nous sommes faibles et lâches. Nous n'avons certes aucun désir de l'empêcher de rejoindre son père. Nous ne voyons pas quelle vengeance nous pourrions obtenir en la retenant. Je te conseillerais de rentrer avec elle à La Mecque maintenant et d'y rester jusqu'à ce que l'incident soit oublié.

Une fois qu'on saura que nous l'avons contrainte à revenir, tu pourras, si tu le souhaites, l'emmener discrètement et reprendre ton voyage. Kinâna, convaincu de la sagesse de ces conseils, rentra à La Mecque avec Zaynab sans encombre. Quelques jours plus tard, quand l'agitation suscitée par l'incident se fut calmée, Kinâna emmena à nouveau Zaynab discrètement, de nuit cette fois.

Personne ne leur barra la route jusqu'à leur arrivée à Ya'jaj, où ils trouvèrent Zayd ibn Hâritha et son compagnon qui escortèrent Zaynab jusqu'à Médine. Le fait que le Prophète ait demandé à sa fille de le rejoindre à Médine était simplement conforme aux principes de l'Islam selon lesquels une femme musulmane ne devait pas rester mariée à un idolâtre. Maintenant que les musulmans possédaient leur État à Médine et étaient maîtres de leurs affaires, une situation comme celle de Zaynab, qui était musulmane tandis que son mari ne l'était pas, ne pouvait pas se poursuivre.

Le commandement divin à ce sujet était très clair. Zaynab resta à Médine mais n'épousa personne d'autre jusqu'à ce que son époux Abu al-'As devienne à son tour musulman plusieurs années plus tard : tous deux furent alors réunis à Médine.

L'humiliation d'Abu Lahab

La bataille de Badr eut des conséquences profondes aussi bien chez les idolâtres de La Mecque que chez les musulmans de Médine et dans toute l'Arabie en général. À La Mecque, les Quraysh n'étaient pas heureux de voir le Prophète instaurer à Médine un État qui faisait concurrence à leur suprématie sur les tribus arabes. Les chefs de Quraysh, ou du moins les plus extrémistes, espéraient pouvoir mettre un terme rapidement au défi que représentaient les musulmans à Médine.

A Badr, cependant, leurs rêves furent brusquement anéantis. Le défi représenté par les musulmans paraissait désormais plus sérieux que jamais. Beaucoup de négateurs s'étaient sans doute imaginé que rien ne pourrait résister à la puissance des Quraysh. Une telle défaite, infligée par une force trois fois moins nombreuse que la leur et beaucoup moins bien équipée, était une humiliation à laquelle ils ne s'attendaient pas et qu'ils ne pourraient pas tolérer longtemps.

Chacun d'eux nourrissait l'espoir, bien lointain toutefois, que quelque chose arriverait pour rétablir ne fût-ce que partiellement leur honneur brisé. L'un de ces hommes, Abu Lahab, était un oncle du Prophète mais s'était violemment opposé à lui toute sa vie. Comme nous l'avons vu, il n'était pas parti avec l'armée de Quraysh mais avait envoyé un homme à sa place. L'annonce de la défaite l'avait cependant profondément ébranlé. Un jour, il se rendit à Zamzam, le puits proche de la Ka'ba, où sa belle-soeur Umm al-Fadl, l'épouse d'al-Abbâs, regardait travailler l'un de ses serviteurs.

Ce dernier était musulman comme son maître et sa maîtresse, bien qu'al-Abbâs, ayant décidé de ne pas rompre avec sa tribu, ait préféré garder secrète sa conversion. Peu après qu'Abû Lahab se fut assis, l'un de ses neveux, al-Mughîra ibn al- Harith, arriva : c'était l'un des tout premiers soldats de Quraysh à arriver à La Mecque. Abu Lahab l'appela, lui demandant de venir : quelques autres personnes s'approchèrent aussi, pour savoir comment la bataille s'était déroulée. Abu Lahab le somma d'expliquer comment les Quraysh avaient pu subir une aussi cinglante défaite.

Al-Mughîra répondit : « Dès le début des affrontements, nous les avons laissés nous saisir par les épaules et faire de nous ce qu'ils voulaient, et nous faire prisonniers à volonté. Toutefois, je ne blâme personne. Nous avons assurément vu des hommes blancs, montés sur des chevaux blancs et noirs, envahir l'horizon et tout emmener sur leur passage : personne ne pouvait leur résister. »

Le serviteur, qui se nommait Abu Râfi', se retourna et dit : « Ce sont certainement les anges. » Abu Lahab, furieux, frappa Abu Râfi' au visage. Celui-ci essaya de riposter, mais il était malingre. Abu Lahab le souleva, le jeta à terre et, s'asseyant sur lui, se mit à le frapper très fort. Cependant, Umm al-Fadl saisit un pieu et en frappa Abu Lahab, le blessant à la tête. Elle lui dit : « Tu penses que tu peux le frapper comme tu veux parce que son maître n'est pas là ! » Abu Lahab se leva et partit, éprouvant, en plus de l'humiliation générale de la défaite des Quraysh, celle d'avoir été frappé en public par une femme. C'était apparemment trop d'humiliation pour Abu Lahab, qui ne vécut que sept jours après cet incident.

Le cas d'Abû Lahab était celui d'un homme écrasé par l'humiliation et par le constat que tous ses efforts pour s'opposer à Muhammad avaient été vains, que la cause pour laquelle il luttait était perdue d'avance et que la marée de l'islam allait tout emporter sur son passage. Abu Lahab n'avait plus de raison de vivre.

D'autres notables de Quraysh réfléchissaient au moyen de se venger rapidement. L'un d'eux, Safwân, était accablé par la mort à Badr de son père, Umayya ibn Khalaf, et de son frère Alî. Peu après la bataille, il discutait de la défaite infligée aux Quraysh par les musulmans avec l'un de ses amis appelé 'Umayr ibn Wahb.

Ce dernier était un homme courageux et intelligent. C'était lui qui avait donné une estimation juste du nombre de soldats musulmans juste avant le commencement de la bataille. Avant l'émigration du Prophète à Médine, 'Umayr avait fait beaucoup de mal au Prophète et à ses adeptes. Bien que lui-même ait pu échapper à la mort et à la captivité lors de la bataille de Badr, son fils Wahb y avait été fait prisonnier. Safwân et 'Umayr étaient assis près de la Ka'ba et la conversation portait évidemment sur la bataille de Badr.

À propos des hommes de Quraysh qui avaient été tués, Safwân dit : « Maintenant qu'ils sont morts, la vie ne vaut plus rien. » 'Umayr renchérit : « C'est bien vrai. Si ce n'était que je suis accablé d'une dette que je ne peux pas rembourser et que mes enfants sont si jeunes qu'ils souffriraient beaucoup si je venais à mourir, je serais allé moi-même tuer Muhammad. Après tout, j'ai un très bon prétexte pour aller là-bas : ils retiennent mon fils prisonnier, et je peux prétendre que je suis venu le libérer contre une rançon. »

Safwân comprit qu'une excellente occasion se présentait à lui. Il dit à 'Umayr : « Ne te préoccupe pas de ta dette : je la paierai intégralement. Ne t'inquiète pas pour tes enfants : je m'en occuperai pour toi. Ils auront tout ce que je pourrai leur donner. »

'Umayr était sérieux dans son intention, et n'avait pas parlé à la légère. Il promit à son ami de partir le plus tôt possible et il fit promettre à Safwân de ne souffler mot de leur accord à personne. Le secret était extrêmement important pour le succès d'une telle entreprise. 'Umayr fit aiguiser et empoisonner son sabre. Puis il partit en secret, sans faire part à personne de ses intentions.

À Médine, 'Umar ibn al-Khattâb était assis avec un groupe de musulmans. Ils discutaient de leur victoire à Badr et remerciaient Dieu pour l'aide décisive qu'il leur avait apportée, leur permettant d'écraser leurs ennemis. Tous étaient conscients que sans la grâce et l'aide de Dieu, ils n'auraient jamais pu remporter une aussi éclatante victoire. Une telle discussion est naturellement agréable à ceux qui y prennent part. Soudain, 'Umayr apparut.

'Umar fut le premier à l'apercevoir lorsqu'il mit pied à terre à la porte de la mosquée du Prophète . Il remarqua tout de suite que 'Umayr portait son sabre. 'Umar dit aux autres musulmans : « Ce chien, Umayr ibn Wahb, est un ennemi de Dieu et n'a pu venir ici que dans une mauvaise intention. C'est lui qui a déclenché les hostilités et évalué notre nombre pour nos ennemis le jour de Badr. »

'Umar alla immédiatement trouver le Prophète et lui dit : « Envoyé de Dieu, 'Umayr ibn Wahb, l'ennemi de Dieu, vient d'arriver en portant son sabre. » Le Prophète demanda à 'Umar de faire entrer 'Umayr. 'Umar s'approcha de 'Umayr, saisit la courroie à laquelle il accrochait son sabre, la lui passa autour du cou et le tira avec. Il dit aussi aux ansâr qui étaient près de lui : « Venez vous asseoir auprès du Prophète. Prenez garde à ce méchant homme, il est rusé et malin. »

Puis 'Umar fit entrer 'Umayr auprès du Prophète. Lorsque le Prophète vit 'Umar tirer 'Umayr par la courroie de son sabre passée autour de son cou, il lui dit de le relâcher et dit à 'Umayr de s'approcher. Pour détendre l'atmosphère, 'Umayr salua tout le monde en employant l'expression en usage chez les idolâtres : « Que votre matinée soit heureuse. » Le Prophète lui dit : « Dieu nous a gratifiés d'une salutation meilleure que la tienne, 'Umayr. C'est la salutation de la paix, la salutation des gens au Paradis. » 'Umayr répondit : « Par Dieu, Muhammad, je n'ai entendu cela que très récemment. »

Le Prophète lui demanda ensuite la raison de sa visite à Médine. 'Umayr, mourant à son prétexte, répondit : « Je suis venu au sujet du prisonnier que vous retenez. Je voudrais vous demander de bien le traiter. » Alors, le Prophète lui demanda pourquoi il avait son sabre avec lui. 'Umayr répondit : « Maudits soient ces sabres ! Ils sont bien inutiles. » Le Prophète répéta sa question quant au but de son voyage et insista pour connaître la vérité. 'Umayr dit encore qu'il était simplement venu pour son prisonnier et qu'il n'y avait pas d'autre raison à sa présence à Médine.

Le Prophète répliqua : « Mais si, il y a une autre raison. Tu t'es assis avec Safwân ibn Umayya et vous avez discuté des pertes des Quraysh à Badr, puis tu lui as dit : "N'étaient-ce mes dettes et mes enfants, je serais allé tuer Muhammad." Alors, Safwân a dit qu'il paierait tes dettes et s'occuperait de tes enfants si tu venais me tuer. Mais Dieu fera échouer ton plan. » Ébahi, 'Umayr répondit : « J'atteste que tu es le Messager de Dieu. Nous disions que tu mentais quand tu nous parlais de la foi et des révélations que tu recevais. Mais c'est là quelque chose dont personne, à part Safwân et moi, n'a été le témoin. Par Dieu, je sais que personne sauf Lui n'a pu t'en informer. Loué soit celui qui m'a guidé vers l'islam et m'a montré le droit chemin. J'atteste qu'il n'y a pas d'autre divinité que Dieu et que tu es Son messager. »

Le Prophète se tourna vers ses compagnons et leur dit : « Instruisez votre frère dans sa foi et enseignez-lui le Coran, et libérez son prisonnier. » Ces ordres furent bien sûr exécutés sans tarder. Il est intéressant de noter que le Prophète désigna 'Umayr comme le frère de ses compagnons dès qu'il eut déclaré sa conversion à l'islam. Cette profession de foi est tout ce qui est nécessaire pour appartenir à la fraternité des musulmans.

A toute époque, ce lien de fraternité a toujours été très puissant et très réel chez les musulmans. C'est un lien qui l'emporte sur toutes les autres relations. Dès l'instant où 'Umayr eut déclaré qu'il croyait en l'unicité divine et au message du Prophète, il devint le frère de tous les musulmans qui étaient quelques moments plus tôt ses ennemis. Quelques jours plus tard, 'Umayr alla trouver le Prophète et lui dit :

« Envoyé de Dieu, j'ai fait beaucoup d'efforts pour éteindre la lumière de Dieu et j'ai fait beaucoup de mal à ceux qui suivaient la religion de Dieu. Je te demande maintenant la permission de retourner à La Mecque et d'y appeler les gens à croire en Dieu et Son messager et à devenir musulmans. J'espère qu'ils m'écouteront et que Dieu les guidera. Sinon, je leur causerai du tort comme je le faisais auparavant à tes partisans. » Le Prophète accorda sa permission et 'Umayr prit le chemin du retour.

À La Mecque, Safwân ne parvenait pas à dissimuler son impatience au sujet de la mission de 'Umayr. Il dit à certains de ses amis : « Dans quelques jours, vous recevrez une nouvelle qui vous fera oublier la bataille de Badr. » Si quelqu'un venant de la direction de Médine arrivait à La Mecque, Safwân allait lui demander des nouvelles de 'Umayr. Il ne tarda pas à apprendre que 'Umayr était devenu musulman. Safwân en fut très affecté et se sentit trahi. Il fit le serment de ne plus jamais adresser la parole à 'Umayr et de ne plus jamais lui rendre service.

Quand 'Umayr arriva à La Mecque, il commença à inviter les gens à embrasser l'islam. Comme nous l'avons dit, il était très courageux. Il était aussi très dur envers ceux qui ne répondaient pas à son appel. De fait, les gens furent nombreux à y répondre et à embrasser l'islam. La bataille de Badr eut un effet énorme sur tous ceux qui, à La Mecque, penchaient vers l'islam mais hésitaient à franchir le pas de la conversion. Beaucoup d'autres qui avaient tenu leur conversion secrète reconnaissaient maintenant ouvertement avoir suivi le Prophète . Un grand nombre de personnes rejoignirent les rangs des musulmans et partirent pour Médine. Les efforts de 'Umayr n'auraient pas été aussi efficaces si Dieu n'avait pas accordé aux musulmans une aussi éclatante victoire.