Mission accomplie
Quand l'époque du pèlerinage approcha, le Prophète
fit savoir dans toute l'Arabie qu'il avait l'intention de l'accomplir. On sait que le pèlerinage à la Ka'ba a toujours été un rite religieux depuis que les prophètes Abraham et Ismaël (que la paix soit sur eux) ont édifié cette construction qui fut, nous dit le Coran, le premier lieu de culte jamais construit. Bien qu'au fil des siècles les croyances religieuses des peuples d'Arabie se soient déformées, au point qu'ils se mirent à adorer des idoles et des statues à la place ou à côté de Dieu, ils continuèrent à accomplir le pèlerinage comme un devoir religieux, mais sous une forme pervertie.
Leur pèlerinage comportait de nombreuses coutumes que Dieu ne saurait agréer, c'est le moins que l'on puisse dire. Par exemple, les Quraysh, se considérant comme des privilégiés parmi les Arabes, ne prenaient pas part à certains rites du pèlerinage dont ils étaient exemptés en tant que gardiens de la Ka'ba. Ils imposaient également aux pèlerins venus d'ailleurs que de La Mecque d'accomplir le tawâf nus, s'ils ne pouvaient pas se procurer de vêtements faits à La Mecque. Les rites accomplis par les Arabes avant la victoire de l'islam comportaient encore d'autres éléments relevant du polythéisme.
Comme nous l'avons vu, le Prophète avait, l'année précédente, envoyé son compagnon Abu Bakr abolir toutes ces pratiques. Il était maintenant temps que le Prophète montre clairement aux musulmans les devoirs liés à l'accomplissement du pèlerinage, un rite majeur assurant au pèlerin le pardon de ses péchés antérieurs. C'est pourquoi le Prophète
fit savoir que tous ceux qui voulaient participer au pèlerinage avec lui seraient les bienvenus. Les gens commencèrent à affluer à Médine de toute l'Arabie pour prendre part à ce grand rite.
En outre, le pèlerinage était le seul acte de culte que les musulmans n'avaient pas encore vu le Prophète accomplir. Puisque chaque rite du culte musulman remplit des fonctions sociales, communautaires et humaines en plus de sa dimension spirituelle et individuelle, il était nécessaire que les musulmans apprennent directement du Prophète lui-même comment accomplir le pèlerinage. En outre, le pèlerinage est un élément essentiel de la religion musulmane : le message de l'islam n'aurait donc pas été intégralement transmis si le Prophète lui même n'avait pas accompli le pèlerinage et enseigné ses rites aux musulmans.
Pèlerinage avec le Prophète
Il n'était pas étonnant que les gens commencent à affluer de toute l'Arabie peu après l'annonce de l'intention du Prophète
d'accomplir le pèlerinage. Médine accueillait tous les jours des gens venant de toutes parts. Jâbir ibn Abdullâh, le compagnon du Prophète, a laissé le récit le plus détaillé et le plus authentique de
ce pèlerinage du Prophète. Il a relaté que lorsque le cortège des pèlerins partit de Médine, il ne pouvait en voir les extrémités ni en tête, ni en queue, ni à droite, ni à gauche. On estime qu'entre quatre-vingt-dix et cent trente mille personnes partirent de Médine pour le pèlerinage en compagnie du Prophète.
Une foule aussi importante l'attendait à La Mecque pour accomplir les rites avec lui. Quand le Prophète
eut achevé ses préparatifs pour ce voyage béni, il quitta Médine à midi, le samedi 25 dhûl-qïda de la dixième année du calendrier musulman (hégire). Il était accompagné de ses épouses et des membres de sa famille, des muhâjirûn et des ansâr, ainsi que de tous les membres des différentes tribus arabes qui étaient venus le rejoindre. Il avait avec lui cent chameaux qu'il avait l'intention d'égorger pour le sacrifice.
Arrivé à Dhûl-Hulayfa, un lieu situé à une dizaine de kilomètres de Médine et plus connu aujourd'hui sous le nom d'Abyâr Alî, il accomplit la prière de 'asr, en l'abrégeant à deux rak'ât puisqu'il était en voyage. Il entra en état de sacralisation, revêtant deux pièces d'étoffe blanche, l'une autour de la taille pour couvrir son corps de la taille jusqu'au-dessous des genoux et l'autre sur les épaules. Il formula l'intention d'accomplir successivement le pèlerinage et la umra, selon la forme de sacralisation appelée qirân, puisqu'il avait amené avec lui les bêtes qu'il destinait au sacrifice.
Lorsqu'il monta sur sa chamelle pour reprendre son voyage, il commença à répéter cette formule de talbiya : Labbayk Allâhumma labbayk. Labbayka lâ sharîka laka labbayk. Inna al-hamda wan-nïmata laka wal-mulk. Lâ sharîka lak. Cette formule peut se traduire ainsi : « Je réponds à Ton appel, Seigneur, je réponds à Ton appel, Tu n'as pas d'associé. À Toi la louange, la grâce et la souveraineté. Tu n'as pas d'associé. » Elle résume l'objectif du rite du pèlerinage, qui met en avant la soumission totale à Dieu et le dévouement à Sa cause. Tous les musulmans répétaient ces phrases, affirmant leur soumission et leur dévouement à Dieu.
Tous les membres de ce noble cortège n'avaient qu'un désir : voir la Ka'ba et accomplir un pèlerinage pur et complet, selon le rite musulman. Chaque fois qu'ils devaient gravir une colline ou descendre dans une vallée, faire halte pour se reposer ou prier, chaque fois qu'un changement de scène survenait, ils répétaient cette formule de talbiya qui affirmait leur foi absolue en l'unicité divine. Le voyage dura plusieurs jours. Le cortège arriva à La Mecque au coucher du soleil, le quatrième jour de dhûl-hijja. Le Prophète
passa la nuit à Dhû Tuwâ, aux abords de La Mecque.
Le matin venu, il prit un bain et entra à La Mecque en plein jour. Quand le Prophète arriva à la Ka'ba et vit le lieu saint, il leva les mains et implora Dieu d'accroître la gloire et la sainteté de la Maison Sacrée et d'honorer et de récompenser tous ceux qui y accompliraient le pèlerinage ou la 'umra. Le Prophète entra à la Mosquée et commença à accomplir le tawâf autour de la Ka'ba, monté sur sa chamelle. Le tawaf terminé, il accomplit une prière de deux rak'ât derrière l'emplacement connu sous le nom de maqâm Ibrâhîm (station d'Abraham).
Puis il accomplit sur sa chamelle le parcours ou sa'y entre les deux collines d'as-Safâ et al-Marwâ. Cela fait, il ordonna aux musulmans qui l'accompagnaient et qui n'avaient pas amené de bête à sacrifier de quitter l'état de sacralisation ou ihrâm jusqu'à ce que vienne le moment du pèlerinage. Le Prophète et ses compagnons restèrent à La Mecque jusqu'au 8 dhûl-hijja, où les rites du pèlerinage allaient commencer.
Un discours capital
Le huit du mois de dhûl-hijja, le Prophète
quitta La Mecque à midi, monté sur sa chamelle, pour se rendre à Mina où il passa la nuit. Le matin, il accomplit à Mina la prière de fajr avant de partir pour Arafat après le lever du soleil. À Arafat, toujours monté sur sa chamelle, il prononça un discours très important. Un homme à la voix forte, Rabî'a ibn Umayya ibn Khalaf, se tenait près de la chamelle du Prophète et répétait chaque phrase qu'il disait afin que toute l'assistance puisse entendre. Le discours prononcé par le Prophète ce jour-là, définissant la nature de la communauté musulmane, fut le point culminant de son pèlerinage.
Comme toujours, le discours commença par la louange et la glorification de Dieu. Puis le Prophète
poursuivit : « O gens, écoutez mes paroles, car je ne sais pas si je vous rencontrerai encore en ce lieu après cette année. Ô gens, savez-vous quels sont ce mois, ce jour et cette cité ? » Les gens répondirent : « Nous sommes un jour sacré, dans un mois sacré, dans une cité sacrée. » Il poursuivit : « Sachez donc que votre sang, vos biens et votre honneur sont sacrés pour vous, jusqu'à ce que vous rencontriez votre Seigneur, comme sont sacrés ce jour, ce mois et cette cité où vous êtes. Vous rencontrerez assurément votre Seigneur et Il vous interrogera assurément sur vos actions. Ai-je transmis mon message ? »
Ils répondirent : « Oui. » Il poursuivit : Seigneur, sois témoin. Celui à qui un dépôt a été confié doit le rendre à son propriétaire. Toutes les transactions usuraires conclues au temps de l'ignorance sont abrogées. Vous avez droit à votre capital : vous ne faites pas subir et vous ne subissez pas d'injustice. Dieu a décrété qu'il n'y aura plus d'usure. Les premières transactions usuraires que j'abroge sont celles de mon oncle al-'Abbâs ibn Abd al-Muttalib. Toutes les vengeances du sang sont abolies. La première vengeance du sang que j'abolis est celle de Âmir ibn Rabî'a ibn al-Hârith. Ai-je transmis mon message ?
Les gens dirent : « Oui, certes. » Il poursuivit : Seigneur, sois témoin. O gens, le décalage des mois sacrés est un excès de mécréance, par lequel les négateurs sont égarés. Ils déclarent le décalage permis une année et interdit une autre année afin de se conformer en apparence au nombre de mois que Dieu a déclarés sacrés et de rendre licite ce que Dieu a interdit. Le temps est désormais rétabli dans la forme qu'il avait lorsque Dieu a créé les Cieux et la Terre. Le nombre des mois est pour Dieu de douze, dont quatre sont sacrés, trois mois consécutifs et un mois seul : dhûl-qïda, dhûl-hijja, muharram et rajab, qui tombe entre jumâda et sha'bân. Telle est la loi éternelle de Dieu. Ne commettez donc pas de péché contre vous-mêmes en ce qui concerne ces mois. Quand je ne serai plus là, ne revenez pas à la mécréance en vous entretuant. Ai-je transmis mon message ?
Les gens répondirent : « Oui, certes. » Le Prophète
continua son discours : Seigneur, sois témoin. Ô gens, vous avez des devoirs envers vos femmes et elles ont des devoirs envers vous. Il est de leur devoir de ne faire entrer personne chez vous contre votre gré : si elles le font, Dieu vous a permis de déserter leur lit et de les frapper légèrement. Si elles cessent, elles ont droit à être nourries et vêtues selon l'usage. Vos femmes sont à votre charge, elles dépendent de vous. Vous les avez prises en vous engageant devant Dieu, et vous avez rendu licites vos relations avec elles par la parole de Dieu. Craignez donc Dieu dans votre attitude envers les femmes et traitez-les bien. Ai-je transmis mon message ?
Ils répondirent : « Oui, certes. » Le Prophète
poursuivit : Seigneur, sois témoin. Ô gens, les croyants sont frères. Vous n'avez droit à rien de ce qui appartient à votre frère à moins qu'il ne le donne de son plein gré. O gens, votre Seigneur est un et votre père est un. Vous êtes tous les enfants d'Adam et Adam a été créé de poussière. Le plus noble d'entre vous est le plus pieux. Aucun Arabe n'est supérieur à un autre Arabe, sauf par la piété. Ai-je transmis mon message ?
Ils répondirent : « Oui, certes. » Il poursuivit : Seigneur, sois témoin. Ô gens, Satan a renoncé à tout espoir d'être adoré ici, sur votre terre. Il se satisfait cependant d'être obéi en ce que vous considérez comme des futilités. Préservez-vous de lui, de crainte qu'il ne corrompe votre foi. Je vous ai laissé ce qui vous empêchera de vous égarer si vous le suivez : quelque chose de clair et simple, le Livre de Dieu et la Sunna de Son Prophète. On vous interrogera à mon sujet. Que direz-vous ?
Ils répondirent : « Nous témoignons que tu as transmis ton message intégralement et que tu t'es acquitté de ta mission en toute sincérité. Le Prophète leva le doigt vers le ciel puis le baissa pour montrer les gens rassemblés, tout en disant : « Seigneur, sois témoin. Seigneur, sois témoin. » Le Prophète dit ensuite : « Que ceux qui sont présents transmettent ce que j'ai dit aux absents. Il se peut que ceux qui l'apprendront de cette manière le comprennent mieux que ceux qui l'ont écouté. » Ainsi le Prophète conclut-il ce discours essentiel.
Cinq principes
Ce discours mémorable définit cinq principes fondamentaux. Deux de ces principes portent sur l'individu tandis que les trois autres affectent la structure de la société musulmane. En effet, l'islam forge le caractère du musulman sur la base de deux principes fondamentaux. Premièrement, l'islam rompt tous les liens qu'un musulman avait avec l'ignorance ou jâhiliyya, ses idoles, ses usages, ses transactions financières, ses pratiques usuraires, etc., car l'adoption de la religion musulmane implique que le musulman entame une nouvelle vie en rupture totale avec les erreurs du passé.
Le second principe est de se préserver de toute forme de péché. Les effets du péché sont beaucoup plus graves que tous les dangers que peut représenter l'ennemi sur le champ de bataille. Toutes les catastrophes de cette vie sont causées par nos péchés, qui nous feront également souffrir dans l'au-delà. Le Prophète indique aussi clairement qu'il n'entend pas par péché la réversion à l'idolâtrie. Une personne intelligente qui a eu connaissance de la foi basée sur l'unicité divine ne s'abaissera jamais à attribuer explicitement des partenaires à Dieu. Malgré cela, le Démon ne renonce pas à tenter d'attirer les gens vers le péché afin de les égarer encore davantage.
Le Prophète
définit en outre trois principes sur lesquels est fondée la communauté musulmane. Le premier est le lien de fraternité qui forge les relations entre tous les musulmans. C'est cette fraternité qui fait que chaque musulman est prêt à soutenir et à aider chaque autre musulman autant qu'il le peut. Le second de ces principes est le soutien aux faibles, de sorte que leur faiblesse ne rende pas vulnérable la société entière. On notera en particulier l'accent mis par le Prophète sur la bonté et la justice envers les femmes.
Enfin, le troisième de ces principes est la coopération entre l'autorité officielle et les membres de la société musulmane afin de parvenir à une mise en oeuvre adéquate des principes de justice. Le résultat conjugué de ces cinq principes est la mise en pratique du Coran et de la Sunna : d'où l'insistance du Prophète
pour que ses compagnons s'y attachent fermement et les mettent en oeuvre dans leur vie. Malgré sa brièveté, ce discours du Prophète contient tous les principes nécessaires à la formation du croyant parfait et de la société musulmane parfaite. C'est pourquoi le Prophète tenait à faire comprendre à ses auditeurs qu'il avait transmis son message et accompli sa mission, en prenant Dieu à témoin à plusieurs reprises.
Le pèlerinage du Prophète fut la seule fois où il accomplit ce devoir religieux depuis qu'il avait été prescrit par Dieu. L'accomplissement de ce pèlerinage permettait aux musulmans de suivre son enseignement pratique à propos de toutes les facettes de l'islam. Plusieurs indices suggéraient que la mission du Prophète touchait à sa fin. Jusqu'alors, les musulmans avaient été habitués à avoir le Messager de Dieu parmi eux : il était directement guidé par Dieu et leur expliquait la voie à suivre à chaque fois qu'un problème se présentait.
Pour eux, la perspective de poursuivre leur vie sans le Prophète était inimaginable. Le Prophète était cependant conscient que cette issue était inéluctable, et s'efforçait donc de les préparer à cette éventualité. Nous avons vu comment le Prophète
dit adieu à son compagnon Mu'adh ibn Jabal qu'il avait nommé gouverneur du Yémen : lorsque Mu'adh s'apprêtait à quitter Médine, le Prophète lui dit qu'il ne le verrait peut-être plus mais qu'il passerait peut-être devant sa mosquée et sa tombe. Cet avertissement fut donné peu de temps avant le départ du Prophète pour le pèlerinage.
Quand il prononça son sermon essentiel le jour où tous les pèlerins devaient être réunis à 'Arafat, il commença par dire à ses compagnons : « Écoutez mes paroles, car je ne sais pas si je vous rencontrerai encore en ce lieu après cette année. » Ce discours du Prophète
, soulignant les principes essentiels de l'islam et les fondements de la société musulmane, était un sermon d'adieu destiné à rappeler les valeurs sans lesquelles aucune société musulmane ne peut exister. Après chaque point de son discours, le Prophète demandait à ses compagnons : « Ai-je transmis mon message ? »
C'était là l'attitude d'un homme, d'un prophète, qui comprenait parfaitement la valeur de son message et tenait à le transmettre intégralement aux gens afin qu'ils puissent le mettre en oeuvre dans leur vie de tous les jours. Quand ses auditeurs lui répondaient qu'il avait transmis son message, le Prophète en prenait Dieu à témoin. Si le message avait bien été transmis et si la religion qu'il représentait était complète, la mission du Prophète
était donc terminée.
C'est pourquoi lorsque, durant son pèlerinage, le Prophète récita à ses compagnons le verset qui lui avait été révélé : « Aujourd'hui, J'ai amené votre religion à son point de perfection ; Je vous ai accordé Ma grâce tout entière et J'ai agréé l'islam pour vous comme religion » (5.3), le sens en était parfaitement clair. 'Umar ibn al-Khattâb, qui était peut-être celui des compagnons du Prophète qui percevait les choses avec la plus grande acuité, était en larmes en écoutant le Prophète réciter ce verset. Comme ses compagnons lui en demandaient la raison, il répondit : « Seule l'imperfection peut faire suite à la perfection. » On peut imaginer qu'il avait le pressentiment que la vie du Prophète touchait à sa fin.
De fait, plusieurs propos du Prophète et divers incidents pouvaient suggérer aux plus perspicaces que cette grande et noble vie approchait de sa conclusion. Ainsi, lorsque le Prophète alla accomplir le rite de la lapidation à al-'Aqaba, il dit à la foule immense des pèlerins qui l'entourait : « Apprenez de moi vos rites car je n'accomplirai peut-être plus jamais le pèlerinage après cette année. »
En outre, la sourate intitulée « Le Secours » fut révélée au Prophète le second jour de son séjour à Minâ. On peut la traduire ainsi : « Lorsque le secours de Dieu et Sa victoire viendront, lorsque tu verras les hommes embrasser en masse Sa religion, célèbre alors les louanges de ton Seigneur et implore Son pardon, car Il est toute mansuétude et toute compassion ! » Deux des compagnons du Prophète les plus érudits, 'Umar ibn al-Khattâb et Abdullâh ibn Abbâs, le cousin du Prophète, comprirent que la révélation de cette sourate annonçait au Prophète que sa vie sur terre s'achèverait bientôt.
Une autre indication de l'événement à venir avait eu lieu plus tôt la même année. Pendant le ramadan, le Prophète avait l'habitude de passer dix jours à la mosquée pour se consacrer totalement au culte. Chaque année, l'ange Gabriel lui apparaissait pendant le mois de ramadan et ils récitaient le Coran. Cette année-là, le Prophète passa vingt jours du ramadan à la mosquée, et récita le Coran en entier avec Gabriel deux fois de suite.
A l'époque où tous ces indices donnaient à penser que la fin de la mission du Prophète
approchait, l'Arabie tout entière était loyale à l'islam. Alors que de nombreuses parties de l'Arabie étaient profondément transformées par le passage des anciennes croyances païennes à l'islam, la religion au monothéisme le plus pur, le Prophète était conscient qu'un changement inverse était fort peu probable. Certains facteurs ou certaines circonstances peuvent conduire à une apostasie de l'islam, comme ce fut parfois le cas après la mort du Prophète, mais de telles tentatives ne pouvaient qu'échouer. Une fois que la foi claire, fondée sur l'unicité divine, pénètre dans le coeur des gens, elle ne peut en être facilement chassée.
Le retour à Médine
Quand le Prophète
eut terminé son pèlerinage, il était temps de repartir à Médine. Il prit le chemin du retour en compagnie des muhâjirûn et des ansâr, tandis que les membres d'autres tribus rejoignaient leur lieu de résidence. Le fait qu'il avait transmis son message ne signifiait nullement que le Prophète allait désormais mener une vie confortable et luxueuse. Il rentrait à Médine pour reprendre sa charge de défenseur de l'islam invitant les gens à y adhérer.
Durant les premières semaines qui suivirent le retour du Prophète à Médine, les musulmans vécurent en paix. C'était une période de calme comme l'Arabie n'en avait pas connu depuis bien des années. Cette atmosphère de paix ne devait cependant pas tarder à se dissiper. Farwa ibn 'Umar al-Juthâmî était le gouverneur de Ma'an, dans le sud de ce qui est aujourd'hui la Jordanie ; il avait été nommé à cette fonction par l'empereur de Byzance. Farwa avait cependant eu connaissance du message de l'islam et en avait reconnu la véracité.
Il envoya un message au Prophète pour l'informer de sa conversion à l'islam. Mais cette action provoqua la fureur de l'empereur de Byzance qui ordonna à son armée de soumettre Farwa et de l'arrêter. L'armée byzantine s'exécuta et Farwa se retrouva bientôt en prison. Au terme d'un procès sommaire, il fut condamné à mort, puis exécuté peu après à proximité d'une source appelée 'Afrâ' en Palestine. Il fut crucifié et laissé longuement sur la croix pour dissuader les autres de suivre son exemple.
Les récits nous disent que lorsqu'il était sur le point d'être exécuté, ses derniers mots furent pour appeler les personnes présentes à dire aux musulmans qu'il sacrifiait volontiers sa vie pour la cause de l'islam. Le Prophète considéra l'exécution de Farwa comme une provocation qu'il ne pouvait laisser passer. Il fît donc lever une armée qu'il plaça sous le commandement d'Usâma ibn Zayd ibn Hâritha, un jeune homme de dix-sept ans qu'il aimait beaucoup.
Ce choix du Prophète remplissait plusieurs objectifs. D'abord, Usâma était un jeune homme particulièrement doué. Il y avait certainement dans son armée beaucoup de soldats capables, plus âgés que lui et eux-mêmes hautement qualifiés pour occuper le poste de commandant. Le choix d'Usâma soulignait qu'en islam, l'âge ou le rang ne comptent pas, la compétence étant le seul critère permettant de départager les gens. En outre, le père d'Usâma n'est autre que Zayd ibn Hâritha, le fils adoptif du Prophète mort au cours du premier affrontement entre l'État musulman et l'empire byzantin : il avait été le premier commandant de l'armée musulmane qui avait mené cette bataille.
Le choix d'Usâma comme chef à cette occasion prouvait encore une fois qu'en islam, le fils d'un ancien esclave était digne de commander une armée où de nombreux hommes d'origine noble étaient de simples soldats. De fait, un grand nombre de compagnons du Prophète des muhâjirûn et des ansâr se portèrent volontaires pour participer à cette expédition. Ceux qui constituaient le noyau de la nation musulmane, les muhâjirûn et les ansâr, qui avaient fondé leur vie sur l'islam, étaient certes parfaitement conscients que les anciennes distinctions entre maître et esclave, aristocratie et bas peuple avaient été totalement abolies par l'islam ; mais il était nécessaire d'en donner une nouvelle fois la preuve afin d'ancrer la notion de l'égalité de tous les musulmans dans l'esprit de ceux qui n'avaient que récemment embrassé l'islam.
La nomination d'Usâma à la tête d'une armée où les plus anciens compagnons du Prophète étaient soldats en était une démonstration pratique. Cependant, le jeune âge d'Usâma incita certains compagnons du Prophète
à remettre en cause sa nomination. Le Prophète l'apprit alors qu'il était malade. Il sortit jusqu'à la mosquée la tête bandée et s'adressa aux gens. Après avoir loué et glorifié Dieu, il dit : « O gens, laissez cette armée d'Usâma accomplir sa mission. Je sais que vous remettez en cause sa nomination comme vous aviez remis en cause la nomination de son père comme commandant. Il (Usâma) est digne de commander, comme son père était lui aussi digne de son commandement. »
Le Prophète donna à Usâma des instructions très claires. Il devait mener son armée au coeur de la Palestine, jusqu'à la région d'al-Balqa et de Darûm. La mission d'Usâma était donc de se livrer à une démonstration de force dans le but d'inciter le gouvernement de Byzance à réfléchir à deux fois avant d'entreprendre tout acte de provocation. Elle avait également pour objectif de prouver aux tribus arabes de la zone frontalière que l'État musulman n'était nullement intimidé par son puissant voisin.
Il fallait les rassurer quant au fait qu'en devenant musulmans, ils ne s'exposaient pas à un grand danger de la part de l'empire byzantin. L'armée fut levée en quelques jours. Tous les premiers muhâjirûn et un grand nombre des ansâr se portèrent volontaires pour y participer. Parmi les soldats d'Usâma se trouvaient des personnages de l'envergure d'Abû Bakr et 'Umar ibn al-Khattâb. L'armée d'Usâma établit son camp à un endroit appelé al-Jurf, à quelques kilomètres de Médine, pour attendre que les volontaires soient prêts. Son départ fut cependant retardé par un malheur inattendu.