Le Sceau des Prophètes

Muhammad, Homme et Prophète (Muhammad : Sceau des prophètes)

Muhammed
Sceau des Prophètes

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La vie de Muhammad

La vie de Muhammed

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Vulnérabilité et trahison

 

Malgré l'efficacité de la démonstration de force organisée par le Prophète à Hamra al-Asad, où il avait campé pendant trois jours avec son armée, allumant des feux toute la nuit et faisant savoir qu'il était prêt à affronter les Quraysh pour une nouvelle bataille si telle était leur intention, il n'en demeurait pas moins qu'à Uhud, les musulmans avaient essuyé une défaite militaire. Certains non musulmans et les hypocrites de Médine ne cachaient pas leur satisfaction de ce qui était arrivé aux musulmans. Ils lancèrent une campagne de dérision dont la cible principale était le Prophète lui-même.

La défaite des musulmans devint leur sujet de conversation. Où qu'ils se trouvent, et quel que soit leur interlocuteur, la même question revenait : « Comment un messager de Dieu peut-il être vaincu par des idolâtres païens ? » Ils ne cessaient de répéter : « Si Muhammad était vraiment un prophète, il n'aurait pas subi cette défaite. Il n'est qu'un aventurier ambitieux à la recherche d'un royaume. C'est pourquoi il lui arrive parfois de gagner et parfois de perdre. »

Les hypocrites, quant à eux, s'efforçaient de détourner les gens du camp musulman. Ils tentaient de présenter la défaite d'Uhud comme un désastre total. Ils s'enorgueillissaient d'avoir déserté l'armée avant la bataille, ajoutant que les musulmans auraient mieux fait de suivre leur exemple.

Menaces extérieures

Les menaces extérieures se faisaient cependant de plus en plus précises. De nombreuses tribus, pensant n'avoir pas grand-chose à craindre des musulmans, adoptèrent une attitude hostile. Les tribus bédouines de la région de Médine pensaient pouvoir effectuer des razzias sur la ville sans risque de représailles. La tribu des Asad fut la première à envisager une telle attaque et commença à mobiliser ses forces dans cette perspective.

Cependant, le Prophète avait déjà mis sur pied un vaste réseau de renseignement afin de toujours être informé des événements susceptibles d'affecter la sécurité de Médine et de sa population musulmane. Lorsqu'il apprit les intentions des Asad, il mobilisa cent cinquante hommes des muhâjirûn et des ansâr sous le commandement de son compagnon Abu Salama.

Les musulmans agirent vite et purent attaquer la tribu des Asad chez elle, la prenant par surprise. Les assaillants musulmans purent disperser l'ennemi et ramener son bétail avec eux à Médine, obtenant ainsi une victoire totale sans subir de pertes. Toutefois, Abu Salama, qui avait été blessé à Uhud, souffrit d'une résurgence de la même blessure : les soins médicaux ne servirent à rien, et il mourut quelques jours plus tard.

Le Prophète apprit ensuite que Khâlid ibn Sufyân, de la tribu de Hudhayl, était en train de mettre sur pied une force importante pour attaquer Médine. Le Prophète appela son compagnon Abdullâh ibn Anîs et lui fit part de ce qu'il avait appris. Il lui demanda d'aller rejoindre Khâlid ibn Sufyân à 'Urâna et de le tuer. Abdullâh ibn Anîs demanda au Prophète de lui décrire l'homme afin qu'il le reconnaisse. Le Prophète dit : « Lorsque tu le verras, il te fera penser à Satan. Le signe qui te confirmera que c'est bien ton homme sera que quand tu le regarderas, tu auras l'impression qu'il tremble. »

Abdullâh ibn Anîs relata ainsi la suite des événements :

Je le vis avec ses femmes ; il essayait de leur trouver un emplacement pour établir leur camp. C'était l'heure de la prière de 'asr. Lorsque je le vis, je le reconnus au tremblement dont m'avait parlé le Prophète . J'allai vers lui , mais je craignis alors de ne pas pouvoir faire ma prière si je devais me battre avec lui . Je fis donc ma prière en marchant vers lui , en faisant des mouvements de la tête au lieu des mouvements habituels de la prière. Quand j'arrivai près de lui, il me demanda qui j'étais. Je répondis : « Je suis un Arabe et j'ai entendu dire que tu mobilises une troupe pour attaquer cet homme : j'ai décidé de me joindre à vous. » Il répondit : « C'est bien ce que je fais. » Je marchai un moment avec lui , guettant le moment de le prendre par surprise. Puis, au bon moment, je le frappai de mon sabre et le tuai. Je quittai les lieux, tandis que ses femmes pleuraient sur son corps. Lorsque j'arrivai à Médine, le Prophète me vit et dit : « La mission est un succès. » Je répondis : « Je l'ai tué, Messager de Dieu. » Il me dit : « C'est bien. »

Les Hudhayl, furieux de l'assassinat de leur chef, se rendirent compte qu'ils ne pourraient pas se venger des musulmans s'ils les attaquaient à Médine. Comprenant que seule la ruse leur permettrait de se venger, ils envoyèrent au Prophète une délégation de deux tribus appelées Adal et al-Qâra. Quand ils parlèrent au Prophète, les membres de cette délégation lui dirent que leurs contribules voulaient apprendre l'islam et éventuellement y adhérer. Ils demandèrent au Prophète d'envoyer un groupe de ses compagnons pour leur expliquer l'islam et leur enseigner la récitation du Coran.

Le Prophète envoya avec eux six de ses compagnons, avec pour chef Marthad ibn Abî Marthad. Les cinq autres étaient Khâlid ibn al-Bukayr, Asim ibn Thâbit, Khubayb ibn Adî, Zayd ibn ad-Dathinna et Abdullâh ibn Târiq. Les deux groupes firent route ensemble jusqu'à un point d'eau appelé ar-Rajî' et appartenant aux Hudhayl, où ils établirent leur camp. La délégation envoya secrètement un émissaire dire aux Hudhayl de venir arrêter les musulmans.

Pris par surprise, les six musulmans se retrouvèrent entourés par une centaine d'hommes des Hudhayl. Ils réussirent à trouver refuge sur une colline voisine et se montrèrent prêts à combattre. Les hommes de Adal et al-Qâra leur dirent : « Nous n'avons pas l'intention de vous tuer. Tout ce que nous voulons, c'est vous remettre aux Mecquois pour de l'argent. Nous vous jurons devant Dieu de ne pas vous tuer, nous nous y engageons solennellement. »

Les trois premiers, Marthad, Khâlid et Asim, répliquèrent qu'ils n'accepteraient jamais la parole d'idolâtres et ne passeraient aucun accord avec eux. Ils se battirent avec leurs compagnons contre leurs assaillants déloyaux, et furent tous les trois tués. Les trois autres préférèrent accepter l'offre des assaillants. Ils déposèrent leurs armes et furent faits prisonniers. Dès qu'ils furent descendus de la colline, 'Abdullâh ibn Târiq comprit que ses ravisseurs s'apprêtaient à trahir leur parole. Il réussit à se détacher les mains, saisit son sabre et fit demi-tour. Cependant, les hommes le bombardèrent de flèches, de pierres et d'autres projectiles et finirent par le tuer. Les deux autres musulmans restaient prisonniers.

Le serment d'un mort

Âsim ibn Thâbit présentait un intérêt particulier pour les traîtres. Lors de la bataille d'Uhud, il avait tué deux frères idolâtres. Leur mère, Sulâfa bint Sa'd, faisait partie des femmes de Quraysh qui s'étaient jointes à l'armée à la bataille d'Uhud. Elle savait que c'était Asim qui avait tué ses deux fils. Elle avait fait le voeu que si elle mettait la main sur Asim, elle se servirait de son crâne comme coupe pour boire du vin. Maintenant, ses meurtriers voulaient lui couper la tête afin de la vendre à Sulâfa, pensant en tirer un bon prix.

Or, Asim avait fait serment devant Dieu de ne jamais toucher un idolâtre ni laisser un idolâtre le toucher. Bien que cela ne soit pas demandé aux musulmans, 'Asim avait fait ce serment parce que, trouvant les négateurs impurs, il ne voulait avoir aucun contact physique avec eux. Quand il fut tué, il se trouva évidemment à la merci de ses meurtriers, qui étaient négateurs. Lorsque ceux-ci s'approchèrent de lui pour lui couper la tête, cependant, ils le trouvèrent quasiment recouvert d'un grand nombre de guêpes, de frelons et d'abeilles.

Ils craignirent de se faire piquer s'ils mettaient leur projet à exécution. Quelqu'un suggéra d'attendre la tombée de la nuit, où les insectes regagneraient leur nid. Cependant, quand le soleil commença à se coucher, des pluies torrentielles emportèrent le corps de 'Asim ibn Thâbit vers une destination inconnue. Lorsqu'il apprit que Asim avait été protégé par les guêpes et les frelons, 'Umar ibn al-Khattâb dit : « Dieu protégera toujours Ses fidèles serviteurs. Asim avait fait le serment de ne jamais toucher un idolâtre aussi longtemps qu'il vivrait, et Dieu lui a permis de réaliser sa promesse après sa mort. »

Les deux autres prisonniers, Khubayb ibn Adî et Zayd ibn ad-Dathinna, furent emmenés à La Mecque et vendus aux Quraysh. 'Uqba ibn al-Hârith acheta Khubayb pour le tuer afin de venger la mort de son père al-Hârith ibn Amir, tandis que Safwân ibn Umayya achetait Zayd pour le tuer afin, lui aussi, de venger son père Umayya ibn Khalaf qui avait été tué à la bataille de Badr. Les deux hommes ayant été capturés pendant le mois où il était traditionnellement interdit, en Arabie, de se battre et de s'entretuer, ils furent gardés prisonniers jusqu'à la fin de cette période.

Peu après, les deux hommes furent emmenés à en endroit appelé at-Tan'îm, à six kilomètres environ au nord de La Mecque, pour y être tués. Un grand nombre d'hommes, de femmes et d'enfants s'y rendirent pour assister à la mise à mort des deux prisonniers sans défense. Safwân ibn Umayya ordonna à l'un de ses esclaves, du nom de Nastas, de tuer Zayd. Lorsqu'on l'eut amené pour le tuer, Abu Sufyân s'adressa à Zayd : « Je te le demande au nom de Dieu, Zayd, préférerais-tu que Muhammad soit à ta place pour être tué par nous, tandis que tu serais en sécurité dans ta famille ? » Zayd répondit : « Je ne voudrais pas être dans ma famille maintenant, et que Muhammad soit gêné ne serait ce que par une épine dans son corps, où qu'il se trouve à présent. »

Abu Sufyân remarqua : « Je n'ai jamais vu personne montrer autant d'amour pour quelqu'un, que les adeptes de Muhammad pour lui. » Quand on amena Khubayb pour le tuer, il demanda à ses meurtriers : « Je serais reconnaissant si vous me laissiez faire une brève prière. » Ils cédèrent à sa requête et il effectua une prière de deux rak'ât, aussi calmement que tout fidèle absorbé par sa prière. Lorsqu'il eut fini, il leur dit : « J'aurais prié plus longtemps si je n'avais craint que vous pensiez que j'avais peur de la mort. »

Les Quraysh attachèrent Khubayb à une croix de bois puis dressèrent cette croix. Il leva les yeux vers le ciel et dit : « Seigneur, j'ai transmis le message de Ton Messager. Informe-le de ce qu'on nous a fait. » Puis il regarda ses meurtriers et dit : « Seigneur, compte-les tous, tue-les tous et n'en laisse aucun échapper. » Lorsqu'ils comprirent qu'il était en train de faire cette prière, ils se jetèrent à terre sur le côté, comme le voulait leur tradition. Ils croyaient qu'en agissant ainsi ils échapperaient à la malédiction prononcée contre eux.

Ainsi s'acheva un épisode qui causa une immense peine aux musulmans de Médine, en particulier à cause de la trahison à l'origine de ces meurtres.

Nouvelle trahison

À l'époque où ces musulmans étaient traîtreusement assassinés à ar-Rajî', un autre groupe des ansâr fut victime d'un crime encore plus terrible et plus perfide. L'affaire commença lorsqu'un homme du Najd appelé Amir ibn Mâlik - ou plus solennellement Abu Barâ', selon la tradition arabe d'appeler un homme le père de son fils aîné - vint à Médine rencontrer le Prophète. Ce dernier lui expliqua le message de l'islam et l'invita à croire à l'unicité de Dieu et au message qu'il avait confié à Muhammad. Abu Barâ', qui était un chef très respecté des siens, n'embrassa pas l'islam mais ne le rejeta pas non plus : il suggéra au Prophète d'envoyer un groupe de ses adeptes au Najd, où ils pourraient parler aux clans et aux tribus et les inviter à croire à l'islam.

Il dit au Prophète qu'il avait bon espoir que la réaction des tribus arabes du Najd ne soit pas défavorable. Le Prophète exprima ses craintes que les gens du Najd, connus pour leur bravoure et leur férocité, n'essaient de les tuer. Abu Barâ' s'engagea à les prendre sous sa protection. Dans les traditions de l'Arabie de l'époque, tout homme pouvait prendre une autre personne sous sa protection en le déclarant publiquement. Cela signifiait que la tribu du protecteur était dans l'obligation de défendre la personne protégée contre quiconque essaierait de lui nuire.

La pratique habituelle voulait que les tribus arabes respectent la protection accordée à quiconque par les membres de toute tribu avec laquelle ils ne voulaient pas entrer en conflit. En effet, toutes les tribus considéraient que la violation de leur protection par un individu ou une tribu était un acte d'agression auquel on ne pouvait répondre que par la guerre, ou du moins en tuant les coupables de cette violation ou un nombre équivalent de personnes de leur tribu.

Le Prophète envoya une mission comprenant au moins quarante de ses compagnons (quoique certains récits avancent le nombre de soixante-dix), tous membres des ansâr à l'exception de Amir ibn Fuhayra, le serviteur d'Abû Bakr qui avait joué un rôle important dans l'organisation de l'émigration du Prophète à Médine. Quand la délégation parvint à un endroit appelé Bi'r Ma'un, à mi-chemin entre la région habitée par la tribu des Amir et celle habitée par la tribu des Sulaym, elle envoya l'un de ses membres, Harâm ibn Milhân, apporter au chef de la tribu des Amir, qui s'appelait Amir ibn at-Tufayl, la lettre que le Prophète lui avait adressée.

Cependant, Amir ibn at-Tufayl ne regarda même pas la lettre : il tua Harâm ibn Milhân sur-le-champ. Il faut souligner ici que la tribu des Amir était au courant qu'Abû Barâ', un de ses chefs, avait pris cette mission sous sa protection. Celui-ci était en effet parti de Médine au-devant des émissaires musulmans pour signaler à toutes les tribus que les compagnons du Prophète étaient sous sa protection. Le meurtre de Harâm par Amir ibn at-Tufayl constituait donc une violation des valeurs et des traditions ancestrales, d'une part parce qu'il avait tué un émissaire alors que les émissaires devaient normalement circuler librement, d'autre part parce qu'il avait rompu un engagement de protection contracté par un chef de sa propre tribu.

'Amir ibn at-Tufayl appela ensuite les membres de sa tribu à attaquer la délégation musulmane. Ceux-ci refusèrent catégoriquement, lui signifiant clairement qu'ils n'étaient pas prêts à violer l'engagement de protection pris par Abu Barâ'. Il se tourna alors vers la tribu des Sulaym : là, il obtint l'aide escomptée. Ils avancèrent en force sous son commandement et eurent tôt fait d'encercler les musulmans qui , inquiets de l'absence prolongée de leur émissaire, avaient commencé à avancer vers le district de la tribu des 'Amir.

Les musulmans se trouvèrent assiégés par une force bien plus importante que la leur. Toutes les chances étaient contre eux. Il n'y eut ni négociations, ni aucune forme de dialogue. Les assaillants n'avaient qu'un but, qu'ils entreprirent de réaliser immédiatement. Les musulmans se défendirent, naturellement, et menèrent avec bravoure un combat difficile. Cependant, l'ennemi avait l'avantage du nombre. Tous les hommes musulmans de cette mission furent tués, à l'exception de Ka'b ibn Zayd qui , blessé, fut laissé pour mort. Ce dernier survécut toutefois et put participer, un an plus tard environ, à une autre bataille aux côtés du Prophète où il tomba en martyr.

Deux des musulmans avaient auparavant été envoyés mener les bêtes au pâturage. Ils avaient parcouru une distance importante et n'avaient pas assisté aux terribles événements de la journée. Ils se doutèrent cependant qu'un événement grave avait eu lieu lorsqu'ils virent un grand nombre d'oiseaux concentrés sur l'endroit où ils avaient laissé leurs compagnons. Ils comprirent que quelque chose s'était passé pour attirer les oiseaux. Ils se hâtèrent de rejoindre l'endroit, où un horrible spectacle les attendait. Tous leurs frères étaient morts ; leur sang baignait les lieux.

Les chevaux des assaillants étaient encore là : ils n'étaient pas encore partis. L'un des deux hommes, Amr ibn Umayya des muhâjirûn, dit à son frère des ansâr, al-Mundhir ibn Muhammad, qu'à son avis le mieux qu'ils pouvaient faire était de rentrer annoncer au Prophète ce qui s'était passé. Son compagnon répliqua : « Je ne voudrais pas échapper à une bataille où al-Mundhir ibn Amr [l'un de ses amis] a été tué. Je ne souhaiterais certainement pas que d'autres me racontent comment il est mort. » Il attaqua alors les agresseurs et se battit seul contre tous, tuant deux de leurs hommes avant d'être tué. Amr ibn Umayya restait seul et, se rendant compte qu'il serait futile d'essayer de combattre à lui seul une troupe aussi importante, il se laissa faire prisonnier.

Lorsqu'il dit à Amir ibn at-Tufayl qu'il appartenait à la tribu des Mudar, il fut libéré. Amir lui dit, après lui avoir rasé la tête en signe d'humiliation, qu'il le libérait au nom de sa mère, qui était dans l'obligation de libérer un prisonnier ou un esclave. Amr ibn Umayya prit le chemin de Médine. Arrivé à un lieu appelé Qarqara, il fit halte pour se reposer. Deux hommes de la tribu des Amir vinrent le rejoindre dans l'endroit ombragé où il s'était arrêté. Ces deux hommes s'étaient rendus auprès du Prophète et étaient porteurs d'un laissez-passer de sa part.

Autrement dit, le Prophète les avait pris sous sa protection. Ne sachant pas cela, Amr décida de tuer les deux hommes quand il apprit à quelle tribu ils appartenaient. Il attendit qu'ils s'endorment puis mit son idée à exécution. En les tuant, il pensait venger partiellement ses compagnons. De retour à Médine, Amr relata au Prophète ce qui était arrivé à ses partisans, le Prophète fut peiné, outragé et blessé par ce qui s'était passé. Il dit : « C'est le résultat des conseils d'Abû Bara. Je ne voulais pas les envoyer, je craignais les conséquences. » Jamais peut-être le Prophète n'éprouva une peine pareille à celle qu'il ressentit pour ses compagnons tués lors de cet incident.

En effet, c'était à la fois un meurtre commis de sang-froid et une trahison. Dans son affliction, le Prophète implora Dieu de punir les clans qui avaient participé au meurtre de ses compagnons. Il répéta cette invocation tous les jours pendant quinze jours, au cours de ses prières de l'aube. Il mentionnait nommément chaque clan et implorait également Dieu de secourir certains individus qui étaient détenus à La Mecque par les Quraysh.

Confiants ou vulnérables

Les deux incidents tragiques d'ar-Rajî' et Bi'r Ma'ûna mirent en évidence la vulnérabilité de la situation de la communauté musulmane à Médine. Venant juste après la bataille d'Uhud, ces deux incidents suggéraient qu'une grande partie des forces hostiles à l'islam étaient fort tentées de tester la résistance des musulmans. Les ennemis intérieurs, à Médine, tirèrent les conséquences de ces deux événements et se dirent qu'une attaque bien organisée visant la personne même du Prophète pourrait leur apporter le succès qu'ils espéraient.

Ils attendaient donc que l'occasion se présente. On peut ici se demander si la situation n'aurait pas été plus facile pour les musulmans si Dieu avait choisi de leur révéler l'identité de tous les hypocrites, afin qu'ils puissent au moins s'en méfier. Dieu aurait certainement pu le faire facilement s'il l'avait voulu, mais telle ne fut pas Sa volonté. Si le Prophète avait pris des mesures effectives contre eux, il aurait donné l'impression de punir une partie de ses adeptes sans raison apparente. Cela aurait pu dissuader de nombreuses personnes qui auraient autrement pu décider d'embrasser l'islam.

Le Prophète serait apparu comme un tyran qui jugeait arbitrairement certains de ses partisans. En outre, il donnait l'exemple que devraient suivre les futures générations de musulmans. Puisqu'aucun dirigeant musulman ne recevrait plus de révélation divine, l'identité des hypocrites des générations futures ne pourrait être établie. Ainsi les hypocrites représentaient-ils un danger impossible à quantifier. Les musulmans devaient demeurer sur leurs gardes.

Quant aux tribus juives, elles avaient conclu un traité de coexistence avec le Prophète . Aucune des deux parties ne devait intervenir dans les affaires religieuses de l'autre. Les tribus juives s'étaient engagées à ne soutenir aucun ennemi du Prophète ou des musulmans. L'expérience passée prouvait toutefois qu'elles pouvaient violer les clauses de leur traité s'il leur semblait que tel était leur intérêt. Un an ou deux auparavant, la tribu juive de Qaynuqâ' avait adopté une attitude ouvertement hostile au Prophète. Certains de ses membres avaient essayé de comploter contre les musulmans.

Tout cela s'était passé peu après l'éclatante victoire remportée par les musulmans lors de la bataille de Badr. Les musulmans étaient alors dans une position de force considérable, mais cela ne les avait pas dissuadé de comploter contre eux. Après le choc de la défaite d'Uhud et les trahisons d'ar-Rajî' et Bi'r Ma'una, la tentation de nuire aux musulmans était trop importante pour être ignorée. Le Prophète devait donc être constamment à l'affût du moindre signe de trahison pouvant venir d'un côté ou de l'autre. Il était également judicieux qu'il saisisse la première occasion de mettre à l'épreuve la loyauté des uns et des autres.

La tribu des An-Nadir se montre hostile

Cette occasion se présenta lorsque Amir ibn Umayya, le seul compagnon du Prophète qui n'avait pas été tué à Bi'r Ma'una, rentra à Médine et relata au Prophète ce qui était arrivé à ses compagnons et ce que lui-même avait fait sur le chemin du retour. Le Prophète devait payer le prix du sang aux proches des deux hommes que Amr avait tués en revenant. L'Etat musulman de Médine étant encore très pauvre - en particulier parce que les muhâjirûn dépendaient financièrement de leurs frères les ansâr, qui les avaient accueillis très généreusement -, une aide extérieure était nécessaire dans la circonstance.

Le Prophète alla donc trouver la tribu juive d'an-Nadîr, qui était alliée des 'Amir. Il demanda à leurs chefs de contribuer au paiement du prix du sang. Quand il eut expliqué le but de sa visite, ils se montrèrent prêts à lui donner satisfaction. Ils prirent soin de lui témoigner du respect, s'adressant à lui par son titre d'Abû al-Qâsim, c'est-à-dire père de son premier fils al-Qâsim (mort en bas âge). Ils lui dirent : « Nous allons certainement t'aider dans cette affaire. »

Le Prophète était venu avec quelques-uns de ses compagnons, dont Abu Bakr, 'Umar et Alî. Il s'assit avec ses compagnons près d'une maison appartenant aux juifs. Les chefs de la tribu d'an-Nadîr les y laissèrent, donnant à penser qu'ils allaient réunir de l'argent pour contribuer au paiement de la compensation dont le Prophète était redevable. Lorsqu'ils se retrouvèrent seuls, certains dirent : « Jamais vous ne trouverez en cet homme une proie aussi facile qu'en ce moment. Qu'un homme fort monte sur le toit de la maison à côté de laquelle Muhammad est assis et lui fasse tomber une grosse pierre ou un rocher sur la tête pour nous en débarrasser. »

L'un deux, Amr ibn Jihâsh ibn Ka'b, se porta volontaire pour commettre cette félonie. Cependant, le Prophète fut informé par Dieu du dessein de la tribu d'an-Nadîr : il laissa ses compagnons là où ils se trouvaient, donnant l'impression qu'il allait bientôt revenir, et rentra tout droit à Médine. Quand les compagnons du Prophète qui étaient venus avec lui, commencèrent à s'inquiéter de son absence prolongée, ils partirent à sa recherche.

Ils rencontrèrent bientôt un homme venant de Médine qui leur dit qu'il l'avait vu entrer dans la ville. Ils repartirent immédiatement pour Médine et y retrouvèrent le Prophète, qui les informa du complot en préparation. Le Prophète ayant quitté les lieux et échappé à la tentative d'assassinat, les an-Nadîr n'avaient aucune raison de poursuivre leur complot. Ils comprenaient qu'ils avaient manqué l'occasion de parvenir à leurs fins et espéraient que le Prophète ne leur avait échappé que par coïncidence. Ils ne savaient pas qu'il avait été averti.

Ils devaient bientôt apprendre que la trahison ne pouvait rester impunie. Après tout, les an-Nadîr n'avaient strictement aucune raison d'attenter à la vie du Prophète, à qui ils étaient liés par un traité de coexistence pacifique et de coopération. Leur action était uniquement motivée par leur haine implacable du Prophète et de l'islam.

Le Prophète envoya l'un de ses compagnons, Muhammad ibn Maslama, à la tribu d'an-Nadîr avec le message suivant : « Quittez la ville. Vous n'êtes plus autorisés à la partager avec moi maintenant que vous avez ourdi votre complot contre moi. Je vous donne dix jours pour mettre cet ultimatum à exécution. Quiconque d'entre vous serait vu à Médine après cela serait exécuté. » Le message était parfaitement clair et ne permettait aucun compromis. Dans la situation de Médine, où trois communautés différentes, Arabes païens, juifs et musulmans, vivaient côte à côte, une trahison flagrante ne pouvait être tolérée.

Toute sédition interne devait être maîtrisée immédiatement, avec toute la fermeté et la détermination nécessaires, afin que chacun sache que toute trahison serait sévèrement sanctionnée. La tribu d'an-Nadîr commença à préparer leur évacuation. Les termes de l'ultimatum leur permettaient d'emporter tous leurs biens et de désigner des agents pour s'occuper de leurs fermes et de leurs vergers. On voit donc que ces termes étaient hautement humains. Il n'était pas question de les déposséder de leurs biens.

Puisqu'à eux seuls ils n'étaient pas assez puissants pour affronter militairement les musulmans, le bon sens aurait par conséquent voulu qu'ils partent sans faire de difficultés. Toutefois, un fait nouveau les fit revenir sur leur position. Ils reçurent un message de Abdullâh ibn Ubayy, le chef de file des hypocrites, celui-là même qui avait divisé l'armée musulmane avant la bataille d'Uhud et déserté avec trois cents de ses partisans. Il leur demandait de rejeter l'ultimatum du Prophète et de refuser de quitter Médine. Il leur promettait son soutien, affirmant qu'il disposait de deux mille hommes prêts à combattre avec eux. Ils étaient prêts à prendre position dans leurs forts pour se battre à leurs côtés et aux côtés de la tribu Juive de Qurayza.

La tribu arabe de Ghatafân, alliée de celle d'an-Nadîr, viendrait aussi à la rescousse. Abdullâh ibn Ubayy s'engageait aussi à ce que ses propres contribules les soutiennent jusqu'au bout, allant jusqu'à quitter eux aussi Médine si la tribu d'an-Nadîr était contrainte à évacuer. Huyay ibn Akhfab, le chef de la tribu d'an-Nadîr, fut vivement intéressé par l'offre de Abdullâh ibn Ubayy. Il y vit une excellente occasion de vaincre les musulmans. Après tout, le moral des musulmans devait, pensait-il, être au plus bas après leur défaite d'Uhud et le massacre de leurs compagnons à ar-Rajî' et Bi'r Ma'una. Il envoya donc un message au Prophète : « Nous ne sommes pas disposés à évacuer nos demeures. Nous résisterons à toute tentative de nous expulser. Agis comme bon te semblera. »

Lorsque le Prophète reçut ce message, ses compagnons et lui-même glorifièrent Dieu en disant : « Ils ont décidé de se battre. » Les musulmans se mobilisèrent et le Prophète partit à la tête d'une force considérable, avec Alî comme porte-drapeau, après avoir chargé son compagnon Ibn Umm Maktûm de le remplacer à Médine. Ils encerclèrent le district des juifs d'an-Nadîr, qui se retirèrent dans leurs forts en attendant le soutien de Abdullâh ibn Ubayy et de leurs coreligionnaires de la tribu de Qurayza. Ils s'armèrent de flèches et d'autres projectiles en prévision de la bataille à venir.

Tous ces événements sont évoqués dans le Coran, à la sourate 59 intitulée al-Hashr (L'Exode). Au sujet de la promesse des hypocrites, le Coran dit :

N'as-tu pas remarqué ce que disent les hypocrites à leurs frères négateurs, parmi les gens des Écritures : « Si vous êtes exilés, nous vous suivrons ; nous n'obéirons jamais à ceux qui sont contre vous. Et si vous êtes attaqués, nous volerons à votre secours. » Mais Dieu est Témoin qu'ils ne racontent là que des mensonges, car ces hypocrites ne suivront pas leurs alliés, s'ils sont expulsés, pas plus qu'ils ne les assisteront, s'ils sont attaqués ; et même s'ils leur prêtaient secours, ils ne tarderaient pas à s'enfuir. Et c'est ainsi que leurs alliés ne recevront, en définitive, aucun secours. (59.11-12)

C'était bien vrai. La tribu des an-Nadîr attendait les renforts, mais ceux-ci n'arrivaient pas. Ni leurs alliés de Ghatafân, ni leurs coreligionnaires de Qurayza, ni leurs partisans les hypocrites ne vinrent à leur secours. Le siège se poursuivait et la situation devenait de plus en plus difficile. Le Prophète ordonna de brûler certains de leurs palmiers. Lorsque cet ordre fut exécuté, les an-Nadîr lui envoyèrent un message demandant pourquoi il agissait ainsi alors qu'il avait toujours réprouvé ce type d'action. Le Coran indique clairement que dans ce cas, l'acte était approuvé par Dieu.

Le siège se poursuivit pendant vingt-six jours. Chez les assiégés, la nervosité et la peur commençaient à se faire sentir. Ils envoyèrent dire au Prophète qu'ils étaient prêts à évacuer selon les conditions initiales de l'ultimatum. Le Prophète répondit à leur message qu'ils ne pouvaient plus bénéficier des mêmes conditions que celles qu'il leur avait proposées en premier lieu. S'ils avaient évacué pacifiquement, ils auraient évité d'avoir des ennuis. Mais le fait qu'ils avaient voulu s'allier avec d'autres contre le Prophète et les musulmans montrait qu'ils seraient encore prêts à le faire si une nouvelle occasion se présentait.

Le Prophète était néanmoins conscient que toute dissension interne devait être résolue au plus vite et avec le minimum d'effusion de sang. Les musulmans ne sont jamais prompts à faire couler le sang. Puisqu'ils étaient prêts à quitter les lieux, le Prophète était prêt à les laisser partir sous de nouvelles conditions. Ils seraient libres de quitter Médine avec leurs femmes et leurs enfants. Chacun d'eux emporterait un chameau chargé de ses biens, mais les armes ne seraient pas autorisées. Ils devraient abandonner leurs fermes et leurs terres.

Ils emportèrent donc ce qu'ils purent sur leurs chameaux, emmenèrent leurs femmes et leurs enfants et partirent pour Khaybar, une ville d'Arabie où les juifs étaient nombreux. Certains se rendirent en Syrie. Ceux qui possédaient des biens immobiliers les détruisirent avant de partir afin que les musulmans ne puissent pas en bénéficier. Dieu dit dans le Coran : « Ils démolissaient leurs maisons de leurs propres mains, autant que des mains des croyants. » (59.2)

Ainsi s'acheva le conflit. Les musulmans n'eurent pas besoin de se battre et aucun sang ne fut versé. La position des musulmans de Médine était désormais beaucoup plus solide après le départ de cette tribu. Les hypocrites apparaissaient bien faibles.

Causes de la chute des An-Nadir

Ce second affrontement entre les musulmans de Médine et leurs voisins juifs était la conséquence directe d'une tentative de ces derniers de profiter de la succession rapide de revers que les musulmans venaient de connaître. Le Coran commente cet affrontement et indique très clairement que tout ce que les musulmans firent, lorsqu'ils mobilisèrent leurs forces et assiégèrent leurs adversaires dans leurs places fortes, n'était qu'un élément secondaire de toute l'affaire. C'était Dieu qui avait Lui-même dirigé cet affrontement et l'avait mené à sa conclusion.

La sourate 59 du Coran, intitulée al-Hashr (L'Exode), fut révélée peu après cet affrontement et en commente divers aspects, établissant les principes généraux que les musulmans doivent appliquer dans leurs rapports avec les autres. Elle commence par rappeler :

C´est Lui qui a expulsé de leurs maisons, ceux parmi les gens du Livre qui ne croyaient pas, lors du premier exode. Vous ne pensiez pas qu´ils partiraient, et ils pensaient qu´en vérité leurs forteresses les défendraient contre Allah. Mais Allah est venu à eux par où ils ne s´attendaient point, et a lancé la terreur dans leurs coeurs. Ils démolissaient leurs maisons de leurs propres mains, autant que des mains des croyants. Tirez-en une leçon, ô vous êtes doués de clairvoyance ! (59/2)

Nous avons ici l'affirmation parfaitement claire que les musulmans eux-mêmes ne s'attendaient pas à ce que la tribu d'an-Nadîr soient expulsés, en raison de la puissance et des forces dont ces derniers disposaient. On imagine la lourde tâche à laquelle les musulmans auraient été confrontés si les hypocrites avaient tenu parole à levé une force de deux mille hommes pour soutenir la tribu d'an-Nadîr, et si les Qurayza s'étaient aussi joints à eux. Or, Dieu avait empêché un tel rassemblement de forces qui aurait démoralisé les musulmans, à un moment où le souvenir des récents revers était encore frais.

Le Coran affirme aussi que le seul facteur qui poussa la tribu juive d'an-Nadîr à se soumettre aux injonctions du Prophète fut la terreur que Dieu avait suscitée dans leur coeur. Après tout, aucun combat n'eut lieu et les forts des d'an-Nadîr constituaient une place forte imprenable. Eux-mêmes étaient convaincus qu'aucune armée ne pourrait pénétrer dans leur place forte, mais c'était sans compter avec la puissance de Dieu et le fait qu'il accomplit ce qu'il veut. Ils n'avaient donc pris aucune précaution contre ce qui pourrait venir d'eux-mêmes.

Ils ne purent se prémunir contre la peur qui s'empara d'eux si brusquement qu'ils n'eurent d'autre issue que de se rendre. C'est ainsi que Dieu accomplit Son dessein. Puisqu'il sait tout et peut faire ce qu'il veut, puisqu'il possède les moyens d'accomplir Son dessein, puisque c'est Lui-même qui crée les causes et les effets, les moyens et les fins, rien ne peut L'arrêter et rien ne peut être trop difficile pour Lui. Il est le Tout-Puissant, le Sage.

Nous avons vu précédemment que le Prophète ordonna à ses compagnons de couper et de brûler certains palmiers appartenant à la tribu d'an-Nadîr. Choqués par cette action, ils lui envoyèrent un message lui rappelant qu'il déplorait auparavant de tels actes commis par d'autres chefs. Le Prophète ignora leur message, tandis que ses compagnons étaient mal à l'aise. Il n'était pas du tout caractéristique des musulmans de couper des arbres et de détruire des fermes comme les armées conquérantes le faisaient et le font toujours aujourd'hui. Mais Dieu leur dit dans le Coran qu'il avait Lui-même approuvé cette action : « Les palmiers que vous avez coupés et ceux que vous avez épargnés le furent avec la permission de Dieu, dans le but de confondre les pervers. » (59.5)

Ce fut d'ailleurs le seul cas où les musulmans furent autorisés à brûler ou à détruire. Ce verset les rassure donc en soulignant que telle était la volonté de Dieu. Il avait, après tout, pris en charge cet affrontement et le dirigeait comme Il le souhaitait afin d'accomplir Son dessein. Tout se passait avec Sa permission. Le but de couper certains palmiers tout en laissant les autres debout était simplement d'humilier les traîtres. Ceux-ci eurent le coeur brisé de voir couper et brûler leurs palmiers, puis plus encore de devoir évacuer Médine en laissant derrière eux aux mains des musulmans leur ferme et leurs vergers, avec tous les palmiers qui restaient.

Après l'évacuation

Le Prophète partagea uniquement entre les muhâjirûn les terres et les biens laissés par les an-Nadîr après leur reddition. Seuls deux des ansâr, Sahl ibn Hanîf et Abu Dujâna, eurent droit à une part. Il s'écartait en cela de sa pratique habituelle dans la répartition des butins de guerre, ce qui nécessite une explication.

A Badr, les butins de guerre étaient le produit d'une bataille majeure entre les musulmans et les négateurs, où les musulmans avaient mené une lutte difficile. Le conflit avec les juifs d'an-Nadîr n'avait par contre nécessité aucun combat. Aucune arme n'avait été utilisée, personne ne s'était battu. Les biens acquis par les musulmans à l'issue de cette confrontation appartiennent à une autre catégorie que les butins de guerre et ne sont donc pas traités de la même façon. Dans la terminologie musulmane, ce type de biens s'appelle fay', et le principe établi est que le fay' revient à l'État musulman. La manière dont il convient de le répartir est expliquée dans le Coran :

Le butin provenant [des biens] des habitants des cités, qu´Allah a accordé sans combat à Son Messager, appartient à Allah, au Messager, aux proches parents, aux orphelins, aux pauvres et au voyageur en détresse, afin que cela ne circule pas parmi les seuls riches d´entre vous. Prenez ce que le Messager vous donne; et ce qu´il vous interdit, absentez-vous en; et craignez Allah car Allah est dur en punition. (59.7)

Cc verset indique clairement que la totalité du fay' appartient à l'autorité musulmane. C'est donc au chef de cet État de le répartir, entre ceux qui peuvent y prétendre sur la base de ce verset. Le terme « à ses proches » se réfère à la famille du Prophète : celle-ci n'a pas droit à une part de la zakât et ne peut hériter du Prophète, ce qui est compensé par une part du fay'.

Ce verset coranique établit aussi une règle cruciale du système économique et social de l'islam : la règle en vertu de laquelle l'argent ne doit pas rester uniquement entre les mains des riches. L'islam autorise la propriété privée, mais celle-ci n'est considérée comme légitime que dans la mesure où les pauvres ont droit à une part des biens des riches de la communauté.

De fait, tout le système économique de l'islam est basé sur ce principe. Le système de la zakât et celui de l'héritage sont deux facteurs importants contribuant à la répartition des richesses dans la société musulmane qui, d'une manière générale, milite contre l'apparition d'une classe aristocratique minoritaire monopolisant la majeure partie des richesses de la communauté. La règle établie quant à la distribution du fay' contribue à remédier à toute situation créant un déséquilibre entre différents secteurs de la société musulmane.

Les muhâjirûn, qui avaient émigré de La Mecque en laissant derrière eux tous leurs biens, étaient toujours une charge pour leurs frères les ansâr. Certains d'entre eux étaient parvenus à assurer leur autonomie en travaillant, mais la plupart partageaient encore les ressources de leurs frères médinois. Le Prophète avait maintenant la possibilité de remédier à cette situation.

Il appela les ansâr et leur parla, les félicitant pour leur bonté, leur générosité et la manière dont ils avaient traité leurs frères les muhâjirûn. Puis il leur dit : « Je partagerai ce fay' que Dieu m'a accordé de la tribu d'an-Nadîr entre les muhâjirûn et vous, si vous le désirez ; dans ce cas, ils continueront à vivre dans vos maisons avec vous et à avoir une part de vos biens. Ou bien, je répartirai le fay' entre eux et ils quitteront vos maisons, si vous préférez. »

Sa'd ibn 'Ubâda et Sa'd ibn Mu'adh, les deux chefs des ansâr, répondirent :
« Répartis-le entre eux, et nous serons heureux qu'ils continuent à vivre dans nos maisons comme maintenant. » Les autres membres des ansâr approuvèrent la décision de leurs chefs, et le Prophète invoqua Dieu pour eux et pour leurs enfants.

Les deux hommes des ansâr qui reçurent aussi une part du fay', Abu Dujâna et Sahl Ibn Hanîf, étaient pauvres. Ils étaient apparemment les deux seuls pauvres des ansâr, et c'est pour cette raison qu'ils reçurent une part du fay'. Il est donc clair que le Prophète cherchait à rectifier le déséquilibre existant au sein de la communauté musulmane. Les muhâjirûn n'avaient aucune raison de recevoir le fay' au détriment des autres, si ce n'est leur pauvreté. Tout dirigeant musulman doit ainsi identifier les pauvres de sa communauté et leur distribuer le fay' qui peut être en sa possession.

L'affrontement avec la tribu d'an-Nadîr, venant juste après les revers d'Uhud, ar-Rajî' et Bi'r Ma'ûna, remonta le moral des musulmans. Ils obtenaient une victoire totale dont eux-mêmes n'avaient pas rêvé. L'ennemi intérieur était durement frappé. De fait, la victoire des musulmans mortifiait tous leurs autres ennemis. Bien que les Quraysh soient restés en dehors de l'incident, la victoire des musulmans signifiait qu'ils se trouvaient maintenant bien mieux placés en cas de nouvel affrontement entre les deux parties. Les autres tribus juives hostiles qui restaient à Médine se retrouvaient beaucoup plus faibles après l'expulsion de leurs coreligionnaires.

Les hypocrites arabes de Médine, qui s'étaient montrés totalement incapables de prendre part à un conflit armé contre les musulmans, étaient très affaiblis par l'expulsion de leurs alliés. Ils comprenaient maintenant qu'il ne leur restait plus d'espoir de reprendre le contrôle de Médine, à moins que les Quraysh et les autres alliés arabes n'obtiennent une victoire décisive sur les musulmans, ce qui ne semblait pas du tout probable dans les circonstances actuelles.