Emigration en Abyssinie
La situation à La Mecque était de plus en plus tendue. Les Quraysh commençaient à se rendre compte que la nouvelle religion prenait racine et comptait de plus en plus d'adeptes de tous les clans. Ses fidèles appartenaient à toutes les catégories de la société. Les tentatives pour trouver un compromis avec le Prophète s'étaient avérées inefficaces. La persécution n'avait donné aucun résultat. L'approche radicale gagnait du terrain.
Pendant ce temps, le Prophète continuait à prêcher sa religion et à transmettre le message divin. Ceux qui le suivaient s'attachaient à faire comprendre aux gens que leur nouvelle religion avait une influence positive sur la vie tout entière. Ils montraient aussi clairement qu'ils n'étaient nullement disposés à troquer leur foi même pour les plus grandes richesses. Le Prophète se rendait néanmoins compte que la persuasion et la négociation ne parviendraient jamais à faire revenir les chefs mecquois sur leur hostilité à l'égard de l'islam, ni à les convaincre de le considérer objectivement et d'en comprendre le bien-fondé.
De fait, les Mecquois commencèrent à amplifier leur campagne de répression, infligeant tortures et persécutions aux musulmans les plus faibles. Ceux des compagnons du Prophète qui appartenaient à des tribus importantes et bénéficiaient d'une protection tribale étaient, quant à eux, attaqués par le biais de sarcasmes. Malgré cela, le nombre de musulmans augmentait.
En chef lucide et avisé, le Prophète
conseilla à ses compagnons d'émigrer en Abyssinie où le roi chrétien, le Négus, était connu pour sa détestation de l'injustice. Bien que la plupart des historiens donnent comme principale raison de cet exode une simple fuite des musulmans pour avoir la vie sauve, il s'agissait sans aucun doute d'un geste tactique astucieux, décidé après un examen approfondi de l'ensemble de la situation.
En choisissant un refuge possible pour ses compagnons, le Prophète veillait à s'assurer que les musulmans ne substituent pas simplement une forme de répression à une autre. Puisque le Négus était réputé pour sa justice, l'Abyssinie allait devenir une seconde patrie pour la religion musulmane.
Le premier groupe de musulmans à émigrer en Abyssinie était composé de seize personnes, dont quatre femmes. Le personnage le plus remarquable de ce groupe était 'Uthmân ibn Affân, qui allait devenir le troisième calife, accompagné de son épouse Ruqayya, la fille du Prophète. 'Uthmân fut d'ailleurs le premier homme à émigrer avec son épouse dans le seul but de servir la cause de Dieu, comme le prophète Lot avait émigré bien des siècles plus tôt.
Ces seize personnes réussirent à trouver un bateau qui les emmena jusqu'à leur destination. Les émigrés furent, semble-t-il, pourchassés par les Quraysh qui voulaient les obliger à faire demi-tour, mais les poursuivants arrivèrent à la côte lorsque le bateau était déjà parti. D'autres groupes d'émigrants suivirent à des intervalles rapprochés. Une dizaine de ceux qui avaient émigré en Abyssinie rentrèrent bientôt chez eux, non pas parce qu'ils n'avaient pas rencontré un bon accueil mais parce qu'ils avaient entendu dire que les Quraysh avaient accepté le message du prophète Muhammad
et avaient adhéré à l'islam.
Juste avant d'arriver à La Mecque, ils s'aperçurent que les rumeurs qui avaient précipité leur retour étaient prématurées et inexactes. Ils durent donc chercher un refuge pour pouvoir pénétrer dans la ville en toute sécurité : ce refuge leur fut fourni par des personnalités justes de La Mecque.
La vérité au sujet de cette rumeur est que le Prophète
avait récité la sourate, an-Najm (L'Étoile), alors qu'un grand nombre de personnes, dont beaucoup de non-musulmans, se trouvaient dans la Ka'ba. Cette sourate possède une conclusion particulièrement éloquente, rappelant la majesté de Dieu, comment Il contrôle l'univers, et comment tous les êtres humains mourront et seront ressuscites. Elle culmine avec le dernier verset ordonnant à tous de se prosterner devant Dieu et de n'adorer que Lui. Voici la conclusion de cette sourate :
(...) que c'est vers ton Seigneur que tout aboutit, que c'est Lui qui fait rire et pleurer, que c'est Lui qui fait mourir et qui ramène à la vie, que c'est Lui qui crée les deux éléments du couple, le mâle et la femelle, d'une goutte de sperme quand elle est éjaculée ; que c'est à Lui qu'incombe la seconde création, que c'est Lui qui pourvoit aux besoins de l'homme et l'enrichit, que c'est Lui le Maître du Sirius, que c'est Lui qui fit périr les premiers Ad et les Thamûd jusqu'au dernier, ainsi que le peuple de Noé, avant eux, qui était, de tous les peuples, le plus injuste et le plus dévoyé ; que c'est Lui qui a renversé les cités maudites et qui les a, sous les décombres, ensevelies ? Lequel donc des bienfaits de ton Seigneur oseras-tu renier ? Ce Prophète est le même que les messagers qui l'ont précédé, et l'Heure du Jugement dernier est imminente, mais nul en dehors de Dieu ne peut la dévoiler. Serait-ce ce discours qui provoque votre étonnement ? Vous en riez au lieu d'en pleurer, donnant ainsi la preuve de votre insouciance ! Prosternez vous plutôt devant Dieu et adorez-Le ! (53.42-62)
Le rythme éloquent du Coran étant adapté à son contenu, ces versets puissants sonnaient comme un martèlement. Les Arabes qui écoutaient cette sourate de la bouche du prophète Muhammad à qui elle avait été révélée, savaient au fond d'eux-mêmes qu'il ne mentait jamais. C'est pourquoi tous, musulmans et non-musulmans, se prosternèrent comme Dieu l'ordonnait. Al-Walîd ibn al-Mughîra, un vieillard qui était négateur, prit une poignée de terre et y posa le front. La nouvelle de cet événement atteignit l'Abyssinie et les musulmans qui s'y trouvaient après avoir subi quelques déformations, donnant à penser que les problèmes étaient terminés à La Mecque et que tous les Quraysh avaient décidé d'embrasser l'islam. C'est pourquoi certains s'empressèrent de revenir.
La Falsification
Les polythéistes ne tardèrent pas à prendre la mesure de ce qui s'était passé. D'autres, comme Abu Jahl, n'en crurent pas leurs oreilles lorsqu'ils l'apprirent. Ils voulaient continuer à s'opposer au Prophète
, mais il leur fallait trouver une explication à leur comportement et minimiser l'incident. L'un de leurs poètes eut l'idée diabolique de prétendre que Muhammad avait parlé favorablement de leurs idoles. Ils allèrent jusqu'à fabriquer deux versets faisant l'éloge de leurs idoles et prétendre que le Prophète les avait dits lorsqu'il leur avait récité la sourate.
Il leur était facile de le faire, puisque cette sourate mentionne trois de leurs principales idoles, al-Lât, al-'Uzzâ et Manât. Mais qu'en dit exactement le Coran dans cette sourate ?
Que pensez-vous cependant d'al-Lât, d'al-'Uzzâ et de Manât, cette autre troisième divinité ? Auriez-vous ainsi des enfants mâles ; et Dieu, seulement des filles ? Ne voilà-t-il pas un partage des plus iniques ? En vérité, ce ne sont là que des noms que vous avez inventés, vous et vos ancêtres, et que Dieu n'a investis d'aucune autorité. En réalité, les idolâtres ne font que suivre leurs conjectures et leurs caprices, alors que la bonne voie leur a bien été tracée par leur Seigneur. (53.19-23)
C'est au milieu de ce passage que les falsificateurs de Quraysh tentèrent d'insérer les deux versets qu'ils avaient inventés, après les noms des trois idoles. Ils voulurent ajouter les mots : « Ce sont des oiseaux exaltés, dont l'intercession est désirable. » Ils n'avaient pas réfléchi au fait que cette falsification ne pouvait tromper aucun esprit raisonnable. En effet, presque chaque verset de la sourate exprime le contraire d'une telle description ou d'un tel compromis.
Il suffit d'essayer de lire le passage cité ci-dessus avec les deux prétendus versets pour voir combien la falsification est évidente. Même les Mecquois ne furent pas convaincus et eurent tôt fait d'abandonner l'affaire, quoique certains orientalistes sans scrupule et d'autres personnes hostiles à l'islam aient ensuite essayé d'en tirer parti.
Il est bien connu que la plupart des Arabes de l'époque ne savaient ni lire ni écrire. Il n'est donc pas étonnant que les dates des événements n'aient pas été consignées avec précision. On ne peut pas savoir avec certitude combien de groupes de musulmans de La Mecque étaient déjà partis pour émigrer en Abyssinie lorsque le premier groupe, ou une partie de ses membres, retourna à La Mecque. Beaucoup de ceux qui étaient revenus voulurent repartir en Abyssinie lorsqu'ils constatèrent que rien n'avait changé à La Mecque ; la situation avait plutôt empiré pour les musulmans.
Les émigrants partaient par petits groupes, deux ou trois familles à la fois. De nombreux jeunes musulmans n'étaient pas encore mariés : c'est pourquoi les hommes étaient beaucoup plus nombreux que les femmes, parmi les musulmans d'Abyssinie. En tout, quatre-vingt-deux ou quatre-vingt trois hommes arrivèrent en Abyssinie avec dix-neuf femmes. Ils représentaient une portion importante de la communauté musulmane.
Ceux qui restaient à La Mecque étaient peut-être moins nombreux que ceux qui avaient émigré. C'était une habile tactique de la part du Prophète
, désamorçant une situation potentiellement explosive. En effet, les musulmans restés à La Mecque ne donnaient plus l'impression de représenter une menace à l'ordre établi. Cela ne pouvait qu'affaiblir la position des radicaux, partisans de la manière forte pour mettre fin au problème posé par l'islam. Néanmoins, les Quraysh étaient très mécontents de voir les musulmans échapper à leur tyrannie et trouver la paix et la sécurité dans leur nouveau pays.
Ils se réunirent pour débattre de la situation et décidèrent d'envoyer au Négus une délégation lui demandant de déporter les musulmans et de les renvoyer chez eux. Amr ibn al-As et Abdullâh ibn Abî Rabî'a furent choisis pour cette mission. Amr, en particulier, était connu pour ses talents diplomatiques. Il emporta de nombreux cadeaux pour s'assurer un accueil favorable à la cour du Négus lorsqu'il présenterait sa requête.
Demande d'extradition des fugitifs
Le plan de Amr consistait à offrir une belle peau de bête à chacun des dignitaires de la cour du Négus. Puis, sentant qu'il pouvait compter sur leur aide, il expliqua sa mission en ces termes :
Quelques renégats de notre peuple sont arrivés dans votre pays. Ils se sont rebellés contre notre religion mais n'ont pas adopté la vôtre. Au lieu de cela, ils ont inventé une nouvelle religion, inconnue de vous comme de nous. Nous sommes venus en tant que représentants de nos chefs pour demander au roi d'extrader ces fugitifs. Lorsque nous présenterons cette requête au roi, nous espérons que vous lui conseillerez de nous l'accorder sans prendre la peine de les convoquer et de leur parler. Vous serez certainement d'accord que leurs propres concitoyens sont mieux placés pour les juger équitablement et décider si leur foi est de quelque utilité.
Les dignitaires promirent leur soutien à Amr et à son compagnon. Le terrain était ainsi préparé pour une décision rapide du Négus en faveur de Amr et Abdullâh. Lorsque ceux-ci furent admis à la cour, ils offrirent au roi un précieux cadeau, une magnifique peau de chameau. C'était le plus beau cadeau qu'ils auraient pu lui apporter. Il en fut tellement satisfait qu'il leur demanda immédiatement de présenter leur requête.
Les envoyés de Quraysh voulaient éviter à tout prix que le Négus fasse venir les musulmans pour plaider leur cause. C'est pourquoi ils insistèrent sur le fait que les musulmans ne s'étaient pas convertis au christianisme, la religion du Négus. Ils soulignèrent également qu'ils venaient de la part des parents et des oncles des fugitifs, qui n'étaient donc pas supposés leur faire de mal, surtout dans la société tribale arabe. Les dignitaires abyssins les soutinrent en disant : « Leurs concitoyens sont certainement les mieux placés pour les juger. L'extradition est la solution que le roi doit choisir dans ces circonstances. »
Le Négus, furieux, répliqua : « Des personnes qui m'ont demandé l'asile en me préférant à tout autre ne seront pas jugées sommairement. Je vais d'abord les convoquer et leur donner une chance de répondre aux accusations de ces deux hommes. Si je vois que ces accusations sont vraies, je les extraderai ; sinon, ces gens jouiront assurément de ma protection. »
Un face-à-face allait donc avoir lieu. Il va sans dire que les ambassadeurs mecquois furent fort déçus de la décision du Négus, mais ils ne pouvaient rien y faire. Ils durent assister à l'audience lorsque les musulmans furent convoqués.
Les musulmans se concertèrent lorsque le messager du roi leur apporta un ordre de se présenter à la cour. Ils convinrent unanimement de répondre sincèrement à toutes les questions qui leur seraient posées. Ils ne diraient que la vérité, comme le leur avait enseigné le Prophète
, quelles que puissent en être les conséquences.
Lorsqu'ils furent admis en présence du roi, il était entouré des dignitaires. L'atmosphère était solennelle. Le roi, allant droit au but, leur demanda : « Qu'est-ce que cette nouvelle religion au sujet de laquelle vous êtes en conflit avec vos compatriotes, et qui est différente de ma religion et de toutes les religions connues ? »
Les musulmans avaient choisi Ja'far ibn Abî Tâlib, le propre cousin du Prophète pour exprimer leur point de vue. Voici ce qu'il dit :
Nous étions ignorants : nous adorions les idoles, nous mangions de la charogne, nous commettions toutes sortes de péchés, nous négligions les liens de parenté et nous nous conduisions mal envers nos voisins. La loi du plus fort régnait. Cela a continué jusqu'à ce que Dieu nous envoie comme Messager l'un des nôtres dont nous connaissions bien la réputation, l'honnêteté, la sincérité et l'intégrité. Il nous a appelés à croire en Dieu, le Seul et l'Unique, et à cesser d'adorer toutes les idoles que nous-mêmes et nos ancêtres avions coutume d'adorer avec Lui. Il nous a ordonné de toujours dire la vérité et d'être honnêtes, d'être bons envers nos proches et nos voisins, de protéger la vie et de ne pas verser le sang, de nous préserver du péché, du parjure, du détournement des biens des orphelins qui nous étaient confiés et des fausses accusations à l'encontre des femmes honorables.
Il nous a aussi ordonné de vouer notre culte à Dieu Seul, sans Lui associer aucun partenaire. Il nous a ordonné de prier régulièrement, de donner une certaine aumône pour purifier nos biens et de jeûner. Nous l'avons suivi, avons cru en lui et lui avons apporté notre soutien. Nous avons suivi les commandements divins qu'il nous enseignait. Nous avons commencé à n'adorer que Dieu, en évitant ce qu'il nous défendait et en acceptant ce qu'il nous autorisait. Cependant, nos concitoyens nous ont attaqués et ils nous ont torturés physiquement pour nous faire revenir au culte des idoles et aux péchés que nous pratiquions auparavant. Opprimés et persécutés, n'ayant pas la liberté de choisir et de pratiquer notre religion, nous nous sommes réfugiés dans ton pays en te préférant à tous les autres souverains car nous espérions qu'auprès de toi nous ne subirions pas d'injustice.
Le Négus demanda à Ja'far de lui réciter un passage du Coran. Ja'far choisit de réciter le début de la sourate 19, intitulée « Marie », qui parle du prophète Zacharie et de son fils Jean avant de faire le récit de la naissance virginale de Jésus. Le Négus et ses dignitaires étaient en larmes. Puis le souverain abyssin dit : « Ce que je viens d'entendre vient de la même source que le message de Jésus. » Il renvoya alors les délégués de Quraysh et promit sa protection aux musulmans.
Les délégués de Quraysh qui tentaient d'obtenir l'extradition des réfugiés musulmans en Abyssinie n'étaient sûrement pas prêts à cela. Après l'échec de leur tentative d'étouffer le sens de la justice du Négus en lui offrant, ainsi qu'à ses dignitaires, des cadeaux précieux, ils commencèrent à réfléchir à un moyen plus sournois de parvenir à leurs fins. En quittant la cour du Négus, Amr ibn al-'As, le plus rusé des deux hommes, dit à son compagnon Abdullâh ibn Abî Rabî'a : « Je reviendrai demain lui dire quelque chose qui le poussera à tous les exterminer. »
Abdullâh le lui déconseilla toutefois, lui rappelant qu'il s'agissait de leurs proches. Le lendemain, Amr retourna voir le Négus et lui dit : « Ces gens émettent des allégations sur Jésus, au sujet desquelles tu voudras peut-être les questionner. »
Lorsque les musulmans comprirent pourquoi ils étaient à nouveau convoqués à la cour du roi, ils furent très inquiets. Ils résolurent toutefois de ne dire que la vérité et d'expliquer leur position en toute franchise. Ils diraient tout simplement ce que le Messager de Dieu leur avait enseigné, quelles que puissent être les conséquences. Certaines personnes diront peut-être que la position des musulmans était téméraire, vu leur situation délicate. Une attitude plus « diplomate » aurait pu se justifier. Mais les croyants ne cèdent pas à ce genre d'arguments : pour eux, la vérité est bien plus éloquente, et finit toujours par l'emporter lorsqu'on lui donne une chance de s'exprimer.
Pour les réfugiés musulmans en Abyssinie, il s'agissait simplement d'affirmer un fait révélé par Dieu et enseigné par Son messager. Il n'était pas question de recourir à un faux-fuyant, ce qui est d'ailleurs étranger à la nature même de quiconque suit la vérité. Ja'far, le porte-parole des musulmans, répondit donc sans hésiter à la question du Négus au sujet de leur opinion concernant Jésus : « Nous disons au sujet de Jésus ce que nous a enseigné notre Prophète
: Jésus est le serviteur et le messager de Dieu. Il est Son esprit et Son verbe, né de la Vierge Marie. »
Le Négus ramassa une brindille du sol et dit : « Ce que vous venez de dire au sujet de Jésus ne s'éloigne pas de la vérité plus que la largeur de cette brindille. » Aux railleries des dignitaires, il répondit : « C'est vrai, quoi que vous en disiez. » Puis il dit aux musulmans : « Vous êtes en sécurité dans mon pays. Quiconque vous fait du mal sera traduit en justice. Je ne ferais pas de mal à l'un de vous pour une montagne d'or. » Il ordonna ensuite aux dignitaires de rendre leurs cadeaux aux délégués de Quraysh.
Un événement important
L'émigration des compagnons du Prophète
en Abyssinie était un événement d'une importance historique considérable. Lorsqu'on examine de plus près la liste des personnes qui partirent en Abyssinie, on s'aperçoit que les éléments faibles et vulnérables qui subissaient les plus graves persécutions y étaient très peu représentés. Les historiens de cette période sont dans le doute au sujet de Ammâr ibn Yâsir qui était, avec ses parents, parmi les victimes des tortures les plus brutales et dont les parents finirent par mourir sous la torture.
Les historiens sont toutefois certains que des hommes comme Khabbâb ibn al-Aratt et Bilâl ibn Rabâh, les plus célèbres de ces victimes, ne partirent pas. Par contre, on trouve dans la liste des voyageurs les noms de nombreux personnages éminents, appartenant à des clans puissants capables d'assurer leur protection. Ainsi figurent dans cette liste les noms de 'Uthmân ibn Affân du clan des Umayyades, Abu Hudhayfa ibn 'Utba des Abd Shams dont le père était l'un des chefs de La Mecque, son épouse Sahla bint Suhayl du clan des Amir dont le père devait plus tard devenir gouverneur de La Mecque, az-Zubayr ibn al-'Awwâm des Asad, Abd ar-Rahmân ibn Awf des Zuhra, Abu Salama Abdullâh ibn Abd al-Asad des Makhzûm, Suhayl ibn Wahb des Fihr, Mus'ab ibn 'Umayr des Abd ad-Dâr et Ja'far ibn Abî Tâlib du clan hachémite, le propre cousin du Prophète
.
Un simple regard sur cette liste montre que presque tous les clans de Quraysh étaient représentés, et que de nombreux exilés appartenaient aux plus grandes familles de La Mecque. Dans la société tribale d'Arabie, ces gens ne pouvaient pas être victimes de tortures physiques ni de persécutions comme les esclaves, les alliés et les autres personnes vulnérables. Le pire qu'ils pouvaient avoir à subir était l'insulte et les sarcasmes. La raillerie peut faire beaucoup de mal mais n'a rien de comparable avec les tortures physiques infligées aux musulmans les plus faibles par les chefs tyranniques de Quraysh. De simples insultes, pour douloureuses qu'elles soient, ne nécessitent pas qu'on rompe tout lien avec son clan et qu'on traverse la mer pour aller vivre parmi des étrangers dans un pays lointain.
Il faut également mentionner ici qu'Abû Bakr, le plus proche de tous les compagnons du Prophète
, quitta lui aussi La Mecque pour entreprendre ce voyage. Néanmoins, à quelque distance de la ville, il rencontra Mâlik ibn ad-Dughunna qui trouva inacceptable qu'un homme du poids d'Abû Bakr quitte La Mecque. Mâlik le persuada de retourner à La Mecque et le plaça sous sa protection afin qu'il ne soit pas insulté.
On ne peut pas imaginer qu'Abû Bakr ait subi des tortures physiques alors que ce fut lui qui acheta sept esclaves musulmans pour les sauver de ces persécutions. Pourquoi serait-il parti tandis que Bilâl, un ancien esclave qu'il avait affranchi, n'en voyait pas la nécessité ? On ne peut trouver de réponse satisfaisante à une telle question qu'en considérant que cette émigration des compagnons du Prophète devait se situer dans une perspective beaucoup plus vaste qu'une simple fuite de personnes persécutées.
L'établissement d'une nouvelle communauté
Il nous faut pour cela réexaminer la situation à La Mecque juste avant que le Prophète
ne décide d'encourager ses compagnons à émigrer en Abyssinie. Durant la période de près de deux ans entre la proclamation du message par le Prophète et cette émigration, La Mecque connut une grande agitation, les Quraysh opposant une résistance acharnée au nouveau message. Les Quraysh étaient fortement ébranlés par l'appel à l'islam.
Tous les efforts pour le contenir s'étaient avérés futiles. Mais, si les irréductibles faisaient encore monter la pression, jusqu'où cela les mènerait-il ? Peut-être était-il nécessaire de répondre à cette question avant même qu'elle ne se pose, afin de permettre aux Quraysh d'apprécier les conséquences de leurs éventuelles décisions. L'émigration en Abyssinie joua ce rôle. Les émigrants comprenaient un homme, Ja'far ibn Abî Tâlib, et une femme, Ruqayya la fille du Prophète
, du clan hachémite ; un homme du clan des Abd ibn Qusayy ; un homme des Nawfal, deux des Abd Shams, deux des Taym, quatre des Asad, cinq des Adî, sept de chacun des clans de Umayya, Zuhra, Abd ad-Dâr et Amir, huit de celui de Makhzûm et autant des al-Hârith ibn Hishâm, douze des Jumah et quatre des Sahm.
Cela signifiait qu'une confrontation ouverte opposerait chaque clan de Quraysh à certains de ses propres membres : or, à cette époque et à cet endroit, une telle éventualité était totalement inacceptable. En assistant au départ soudain de tous ces musulmans, appartenant à différentes tribus, qui allaient chercher refuge dans un lieu où ils pourraient adorer Dieu, les Quraysh pouvaient se rendre compte que leur rejet des valeurs tribales était irrévocable et qu'ils adhéraient totalement à leur nouvelle foi.
Il était clair également que l'islam était parvenu à gagner du terrain dans toutes les catégories de la société. Par conséquent, toute tentative d'en découdre avec les musulmans devrait s'assurer le soutien de tous les clans, car chacun de ces clans comportait un certain nombre de musulmans. Or, il n'était pas faisable de les unir tous pour une confrontation directe avec les musulmans, car plusieurs de ces clans n'avaient pas abandonné tout espoir de parvenir à une forme d'accord acceptable pour les uns et les autres. Il n'était pas possible à ce moment-là de persuader les chefs de certains de ces camps qu'il leur faudrait combattre certains de leurs fils les plus chers, qui de surcroît appartenaient dans bien des cas aux familles les plus importantes.
Cependant, les irréductibles qui étaient en première ligne de la confrontation avec l'islam voyaient très clairement que le chauvinisme tribal et l'attachement aveugle aux liens du sang avaient disparu chez les musulmans. C'est pourquoi ils voulaient prévenir une évolution qui ne pouvait que souligner leur nouvelle adhésion à leur foi.
Le Prophète
, quant à lui, cherchait à renforcer la notion même que les Quraysh voulaient enrayer. Il voulait que ses adeptes comprennent que leur appartenance à l'islam signifiait qu'ils n'appartenaient plus aux Hachémites, aux Umayyades, aux Sahm, aux Adî ni à aucun autre clan. Leur seul lien était celui qui les attachait à leur foi : ils étaient tout simplement musulmans. Tant qu'ils se trouvaient à La Mecque, où des forces hostiles tentaient de jouer sur les sentiments de loyauté tribale, la tâche était difficile.
Ces compagnons du Prophète étaient aussi, jusqu'à leur conversion à l'islam, profondément attachés à leurs liens tribaux. En vivant parmi leurs concitoyens, où la protection tribale leur était nécessaire, ils étaient contraints de rechercher un modus vivendi avec leurs propres tribus qui demeuraient majoritairement païennes. Il suffisait d'un accord tacite quant à la relation entre un individu musulman et sa tribu idolâtre.
Lorsque les premiers émigrants musulmans entreprirent leur voyage en Abyssinie, cela faisait déjà cinq ans que le Prophète
prêchait le message de l'islam à La Mecque, dont trois ans dans la clandestinité. Bien que le message soit devenu public lors de la proclamation faite par le Prophète du haut de la colline d'as-Safâ, l'islam demeurait essentiellement cantonné à La Mecque et n'était pratiquement pas connu à l'extérieur.
Seuls quelques individus étant allés à La Mecque pour le pèlerinage ou pour se rendre à la Ka'ba en avaient eu connaissance. Dans la grande majorité des cas, ces gens ne pouvaient pas prendre de décision sans en référer d'abord à leur tribu. En outre, ceux qui entendaient parler de l'islam n'y prêtaient pas grande attention mais le considéraient comme une affaire interne ne concernant que les Quraysh. Il fallait donc que l'islam échappe à cette contrainte spatiale et élargisse le champ de sa prédication.
L'émigration en Abyssinie donnait aux adeptes de la nouvelle religion l'occasion de porter plus loin leur message. En Abyssinie, les musulmans purent fonder une communauté solidaire gérant ses affaires sur la base des enseignements appris du Prophète
. La vie de cette communauté était la meilleure promotion qui puisse être faite à l'islam. L'unité régnant parmi les membres de cette communauté musulmane renforçait leur assurance et leur certitude de suivre la vérité.
Les musulmans d'Abyssinie n'avaient nullement l'intention de constituer une entité distincte dans leur nouveau lieu de résidence. Aucun groupe de musulmans ne pouvait bien sûr constituer une telle entité alors que le Messager de Dieu vivait avec un autre groupe de musulmans dans une autre cité. Tout en jouissant de leur liberté, les musulmans d'Abyssinie ne cessaient sans doute de penser à leurs frères restés à La Mecque et au Prophète, qui poursuivait sa lutte sans jamais désespérer de conquérir le coeur des Quraysh.
En outre, l'expérience d'Abyssinie permit aux musulmans de cette génération, comme de toutes celles qui allaient lui succéder, de comprendre clairement qu'il était possible de fonder une société musulmane pratiquant l'islam sans que le Messager de Dieu soit présent pour la diriger et conduire ses affaires. Lorsque le Prophète
eut achevé sa mission et transmis le message dans sa totalité, établissant l'État musulman modèle fondé sur la soumission à Dieu, sa vie sur terre était terminée.
Ses compagnons suivirent son enseignement et continuèrent sur la voie qu'il avait tracée. Aucun d'entre eux ne pensa jamais que l'absence du Prophète rendait impossible l'application de l'islam, comme le prétendent parfois des ignorants ou des tyrans qui se trouvent à la tête de certaines parties du monde musulman. Les compagnons du Prophète constituaient un exemple pratique de ce que pouvait être la vie lorsque l'islam était mis en pratique, et de l'immensité des bienfaits dont jouissent les hommes lorsqu'ils adoptent l'islam comme mode de vie.
L'émigration en Abyssinie représente un entraînement pratique, du vivant du Prophète, à la fondation d'une société musulmane dont le Prophète est absent. Lorsque les derniers des compagnons du Prophète
partis en Abyssinie revinrent, ils rejoignirent le Prophète et son armée au moment de la conquête de Khaybar, alors que les combats étaient presque terminés. Cela se produisit durant la septième année après l'émigration du Prophète à Médine.
Autrement dit, Ja'far ibn Abî Tâlib et certains de ses compagnons passèrent quinze ans en Abyssinie. Le Prophète donna aux nouveaux arrivants une part du butin de la guerre contre les tribus de Khaybar égale à celle des autres ; il n'attribua aucune part à ceux de ses compagnons qui n'avaient pas participé à la bataille de Khaybar, sauf aux émigrants qui revenaient d'Abyssinie. Il ne leur aurait pas donné de telles parts s'il n'avait pas considéré qu'ils revenaient d'une mission aussi importante que la participation à la bataille de Khaybar. Il estimait à sa juste valeur leur contribution à la sauvegarde de l'islam et considérait que leur séjour en Abyssinie s'inscrivait pleinement dans les efforts pour instituer l'islam en tant que message divin pour toute l'humanité.
Une seconde base pour l'Islam
L'un des éléments le démontrant le plus clairement est sans doute le fait que certains émigrants restèrent en Abyssinie pendant quinze ans. Comme nous l'avons dit précédemment, cette émigration était bien plus qu'une tentative pour soustraire les émigrants aux agressions verbales et physiques qu'ils subissaient aux mains des polythéistes de La Mecque. Si telle en avait été la principale raison, on aurait pu s'attendre à ce que les musulmans partis en Abyssinie aillent rejoindre le Prophète
dès son installation à Médine.
La communauté musulmane de Médine avait en effet besoin du soutien de chaque musulman. Les musulmans étaient plus de cent en Abyssinie, et il n'aurait pas été acceptable qu'ils y restent à un moment où le nouvel état musulman de Médine était menacé par les Quraysh et les autres tribus arabes. Il ne faut pas imaginer que l'installation de ces musulmans en Abyssinie était laissée à leur propre discrétion : des contacts furent maintenus tout au long de ces années entre le Prophète et eux.
Ainsi, Amr ibn Umayya ad-Damrî, qui embrassa l'islam trois ans après l'installation du Prophète
à Médine, se rendit à trois reprises en Abyssinie avec des messages du Prophète à l'intention du Négus. La première fois, c'était pour demander au Négus d'organiser le mariage du Prophète avec l'une des émigrées, Umm Habîba bint Abî Sufyân. Celle-ci avait quitté La Mecque pour l'Abyssinie en compagnie de son premier époux 'Ubaydallâh ibn Jahsh qui plus tard, en Abyssinie, s'était converti au christianisme et était mort chrétien.
Son père était le chef des Quraysh dans leurs guerres contre le Prophète après la bataille de Badr. Elle devait donc se sentir totalement isolée dans sa terre d'adoption, ayant perdu son mari et quitté sa famille et son clan. Pour l'assurer de son soutien, le Prophète envoya donc Amr avec ce message. Le Négus, agissant au nom du Prophète, lui donna une dot généreuse et organisa le mariage avant de l'envoyer au Prophète en compagnie de Amr ibn Umayya.
Le dernier voyage de Amr avaitpour but de demander au Négus de renvoyer tous les émigrés qui vivaient en
Abyssinie. Il se plia à cette demande, envoyant les émigrés dans deux bateaux. Tandis que quatre-vingt-deux hommes et dix-neuf femmes étaient partis de La Mecque pour l'Abyssinie, seuls seize hommes et quelques femmes revinrent avec Amr. Une analyse complète de l'émigration en Abyssinie nécessite que l'on rende compte de ce qui était arrivé aux autres.
Sept étaient morts en Abyssinie, tandis que dix étaient retournés à La Mecque peu après leur arrivée, comme nous l'avons relaté précédemment. Trente-quatre partirent directement d'Abyssinie pour Médine par petits groupes, peu après la bataille de Badr. Cela nous laisse entre seize et vingt personnes, dont 'Uthmân ibn Affân et son épouse Ruqayya, la fille du Prophète
, arrivés peu après l'émigration du Prophète à Médine.
Cela donne à penser que le retour des émigrés était dicté par les circonstances de leur mission en Abyssinie. Ils désiraient vivement rejoindre le Prophète et ses compagnons à Médine, mais ils avaient des tâches à accomplir dans leur terre d'asile : établir une base pour l'islam dans cette contrée lointaine et souligner l'universalité de son message. Cette interprétation est confirmée par le récit suivant d'Abû Mûsâ 'Abdullâh ibn Qays al-Ash'arî, un compagnon du Prophète originaire du Yémen :
Nous apprîmes l'émigration du Prophète
alors que nous étions au Yémen. Nous nous mîmes en route pour le rejoindre avec deux de mes frères, tous deux plus âgés que moi, dont l'un s'appelait Abu Ruhm et l'autre Abu Burda. Nous étions avec un groupe d'une cinquantaine de nos concitoyens. Nous partîmes en bateau, mais le bateau nous mena en Abyssinie, gouvernée par le Négus. Là, nous trouvâmes Ja'far ibn Abî Tâlib et ses compagnons. Ja'far nous dit : « Le Messager de Dieu nous a envoyés ici et nous a ordonné d'y rester. Pourquoi ne restez-vous pas avec nous ? »
Nous restâmes donc avec lui jusqu'au jour où nous repartîmes tous ensemble rejoindre le Messager de Dieu qui venait de conquérir Khaybar. Il nous donna des parts du butin de guerre ; il n'en donna à aucun de ceux qui n'avaient pas participé à la conquête de Khaybar, à l'exception de ceux qui étaient venus dans notre bateau avec Ja'far et ses compagnons. Certains des compagnons du Prophète nous disaient : « Nous avons émigré avec le Prophète avant vous. » (Rapporté par al-Bukhârî et Muslim)
Ce récit apporte beaucoup à notre compréhension de l'importance de l'émigration en Abyssinie. Abu Mûsâ et son groupe auraient pu à juste titre poursuivre leur voyage jusqu'à Médine au lieu de rester en Abyssinie : après tout, c'était pour rejoindre le Prophète
qu'ils avaient quitté le Yémen. Ja'far, quant à lui, n'aurait pas songé à retenir le groupe yéménite en Abyssinie s'il n'avait pas eu d'instructions lui demandant de réaliser une tâche précise.
Il leur dit que le Prophète leur avait ordonné de rester là ; puisque l'ordre n'était pas applicable à un nombre précis de personnes, mais pouvait s'étendre à tout musulman arrivant en Abyssinie, il persuada Abu Mûsâ et ses compagnons de rester. Quant à eux, ils reconnurent sans nul doute l'importance de la tâche à accomplir, sans quoi ils seraient soit partis rejoindre le Prophète, soit retournés chez eux, d'où ils n'avaient aucune raison de partir puisqu'ils n'y étaient pas persécutés.
En outre, ils expliquèrent sûrement leur situation à Amr ibn Umayya lors d'une de ses visites : si leur séjour en Abyssinie n'avait pas été nécessaire, le Prophète le leur aurait fait dire. Un autre point significatif est que le Prophète
leur donna des parts du butin de guerre équivalentes à celles des combattants de Khaybar. Cela donne à penser que le Prophète considérait qu'ils avaient accompli une mission de jihâd.
L'attribution de parts de butin n'était pas seulement un geste de générosité personnelle du Prophète. Dans d'autres batailles, par la suite, le Prophète évita soigneusement de donner la moindre part à quiconque n'y avait pas droit. Après la bataille de Hunayn, il ordonna à tous les combattants de rendre toute portion du butin se trouvant en leur possession, ne leur permettant même pas de garder une pelote de fil.
Ces émigrés d'Abyssinie avaient droit à leur part parce qu'ils étaient revenus d'une mission de jihâd pour en entreprendre une autre immédiatement, comme le montre clairement le fait qu'ils rejoignirent directement le Prophète à Khaybar. Le Prophète était de toute évidence conscient que leur tâche en Abyssinie n'avait pas été aisée, et qu'ils avaient dû rencontrer une forte opposition. Cela est clair dans la suite du récit précité :
Asmâ' bint 'Umays, qui était alors l'épouse de Ja'far, rendit visite à Hafsa [épouse du Prophète
et fille de 'Umar]. Comme elle s'y trouvait, 'Umar entra et demanda qui était cette femme. Hafsa dit : « C'est Asmâ'. » 'Umar lui dit alors : « Nous avons eu l'honneur d'émigrer avec le Prophète avant vous. Nous avons plus de droits que vous sur la compagnie du Messager de Dieu. » Ces propos suscitèrent la colère d'Asmâ' qui répliqua : « Non, par Dieu. Vous étiez avec le Messager de Dieu, qui nourrissait ceux d'entre vous qui avaient faim et instruisait les ignorants, tandis que nous étions dans une terre d'exil hostile, n'y restant que pour Dieu et Son messager. Nous vivions dans la peine et la crainte. Je vais dire tout cela au Messager de Dieu. Par Dieu, je ne mentirai pas, je ne déformerai pas les faits et je n'y ajouterai rien. »
Lorsque le Prophète entra, elle lui dit : « Messager de Dieu ! 'Umar vient de dire ceci et cela. » Le Prophète lui demanda ce qu'elle avait répondu, et elle le lui répéta. Le Prophète dit alors : « Il n'a pas plus de droits sur moi que vous. Lui et ses compagnons ont le mérite d'avoir émigré une fois, tandis que vous, les passagers du bateau, vous avez le mérite d'avoir émigré deux fois. » Abu Mûsâ et les gens qui étaient venus d'Abyssinie sur le bateau vinrent par groupes voir Asmâ' pour la questionner sur ce hadîth. Rien au monde ne leur donnait plus de joie et de bonheur que ces paroles du Messager de Dieu. (Rapporté par al-Bukhârî et Muslim)
Les retrouvailles des émigrés et du Prophète (000 furent joyeuses. Ja'far se tint sur une jambe lorsqu'il vit le Prophète : c'était apparemment une coutume abyssine, et il voulait ainsi lui marquer le plus grand respect. Pour sa part, le Prophète dit : « Je ne sais pas ce qui me procure le plus de joie : la conquête de Khaybar ou l'arrivée de Ja'far. »
Si l'on considère que la conquête de Khaybar marquait un tournant important dans la situation des musulmans à Médine, avec le début il une période d'affluence après des années de grande pauvreté, on peut prendre toute la mesure du bonheur éprouvé par le Prophète en retrouvant Ja'far et tous ceux qui avaient émigré avec lui en Abyssinie.
Tout ce qui précède confirme l'idée que l'émigration en Abyssinie visait à accomplir des tâches précises et importantes. Ainsi, Ja'far et ses compagnons avaient sans doute pour mission de diffuser la religion musulmane en Abyssinie. Leurs efforts rencontrèrent clairement une résistance importante, comme le souligne le récit d'Asmâ'. Bien sûr, certaines personnes réagirent favorablement : sinon, il n'aurait pas été nécessaire qu'ils restent en Abyssinie alors que les musulmans de Médine avaient besoin de renforts.
La question qui se pose est celle du degré de succès qu'ils rencontrèrent. Un récit cité par al-Qurtubî dans son commentaire du Coran relate que Ja'far et ses compagnons ramenèrent avec eux d'Abyssinie soixante-deux personnes qui rencontrèrent le Prophète
et crurent en lui. Un autre récit mentionné par Muqâtil et al-Kalbî, deux éminents érudits des premiers temps de l'islam, suggère que ceux qui arrivèrent avec Ja'far comprenaient quarante personnes du Najrân, trente-deux d'Abyssinie et soixante-huit de Syrie. Le fait même qu'une délégation de musulmans d'Abyssinie soit venue rencontrer le Prophète suffit à clarifier la nature de la mission entreprise par Ja'far et ses compagnons en Abyssinie.