Problèmes aux frontières, l'expédition de Tabuk
Les derniers mois de la huitième année du calendrier musulman, qui a pour point de départ l'émigration du Prophète
à La Mecque, virent un changement radical de la carte d'Arabie qui allait avoir des conséquences sur toute la région. Rappelons que l'autorité de l'empire byzantin s'étendait à toute la zone qui constitue aujourd'hui la Palestine et la Jordanie. Ces régions, ainsi que le sud de la Syrie, étaient sous le contrôle d'un gouverneur arabe de la tribu de Ghassan qui exerçait son autorité restreinte en tant qu'agent de l'empereur de Byzance.
C'est un principe bien connu en Histoire que les changements radicaux survenant dans un pays ont des répercussions sur les pays voisins. Il est donc bien naturel que l'empire byzantin ait surveillé de près ce qui se passait en Arabie. Avant l'avènement de l'islam, les empereurs de Byzance considéraient l'Arabie comme un vaste désert qui ne pouvait représenter aucun risque pour leur empire. Ce désert était faiblement peuplé par des tribus qui se battaient souvent entre elles.
Ces tribus n'étaient pas susceptibles de constituer une menace quelconque pour les deux grandes puissances de l'époque. Leurs dissensions internes étaient en outre la meilleure garantie contre tout risque émanant de cette région. C'est peut-être l'une des principales raisons pour lesquelles les empereurs de Byzance n'essayèrent pas d'étendre leur souveraineté à l'Arabie : celle-ci n'avait pas grand chose pour les attirer.
Les Arabes eux-mêmes vivaient dans la crainte de leur puissant voisin. Ils s'efforçaient de rester à l'écart des affaires de l'empire byzantin ou de ses régions semi-autonomes qui les entouraient. Ils étaient satisfaits de savoir que l'empereur de Byzance ne s'intéressait pas à leurs propres affaires. Cette situation changea radicalement en quelques années. Quand l'islam se déplaça à Médine et y établit son petit État, le souverain de Byzance n'y vit peut être qu'un des nombreux incidents sans importance qui se produisaient constamment dans cette zone de guerres tribales.
Quand les musulmans se mirent à remporter un succès après l'autre, ce souverain éprouva peut-être le besoin de regarder de plus près ce qui se passait au coeur de l'Arabie. Qu'il y ait vraiment regardé de plus près ou pas, il devait bientôt être brusquement rappelé à la réalité par la visite d'un émissaire du Prophète appelant celui qui était alors le plus grand souverain du monde à se soumettre à Dieu et à reconnaître l'autorité du Messager de Dieu.
Le premier contact entre l'État musulman et l'empire byzantin a été relaté en détail précédemment, de même que la bataille de Mu'ta, le premier affrontement militaire entre le jeune État musulman et l'empire byzantin. Bien que cette bataille se soit soldée, techniquement parlant, par une défaite militaire des musulmans, elle fut sûrement un choc désagréable pour l'empereur byzantin. Une force de trois mille musulmans avait en effet réussi à tenir tête à une armée byzantine au moins cinquante fois plus nombreuse et à lui infliger de lourdes pertes.
L'Empereur Byzantin attentif aux événements d'Arabie
Dix-huit mois plus tard, l'empereur de Byzance pouvait constater que la situation politique en Arabie avait subi des changements considérables. Plus aucune guerre ne se déroulait en Arabie. Toute résistance au nouveau message de l'islam avait disparu. La Mecque elle-même, qui avait si longtemps été le centre de l'opposition au Prophète
et à son message, lui avait maintenant déclaré sa loyauté.
La nouvelle religion progressait rapidement dans la société mecquoise. Toutes les autres grandes tribus d'Arabie, comme les Hawâzin et les Thaqîf, avaient été forcées de reconnaître leur impuissance à résister à l'avancée de l'islam. Les Hawâzin avaient tenté leur chance contre l'islam peu après la chute de La Mecque, et cela les avait conduits à admettre leur erreur et à la corriger en déclarant leur conversion à la religion nouvelle.
Les Thaqîf, quant à eux, représentaient une capacité de nuisance si faible que le Prophète avait jugé inutile de poursuivre leur siège. Ils ne devaient pas tarder à se rallier eux aussi à l'islam. En outre, les tribus juives d'Arabie ne constituaient plus une menace pour les musulmans. Considérant la scène arabe à la fin de la huitième année après l'établissement du Prophète à Médine, l'empereur de Byzance ne pouvait que se rendre à l'évidence : l'Arabie tout entière était désormais loyale au Prophète.
Les quatre premiers mois de la neuvième année du calendrier musulman furent relativement calmes. Cependant, le Prophète
n'allait pas tarder à apprendre que les Byzantins étaient en train de lever une importante armée pour attaquer l'État musulman et essayer de lui infliger une sévère défaite qui, espéraient ils, mettrait un terme à ses ambitions. Le Prophète vérifia l'information et sut qu'elle était vraie. Ces nouvelles lui étaient essentiellement communiquées par des commerçants coptes qui venaient vendre leurs marchandises en Arabie.
Plusieurs facteurs indiquaient que les Byzantins s'intéressaient beaucoup à ce qui se passait chez les musulmans. Ainsi, un compagnon du Prophète
qui avait été mis en quarantaine de la communauté musulmane parce qu'il avait omis sans motif valable de se joindre à l'armée musulmane lors de l'expédition deTabûk fut contacté par le souverain de Ghassan, qui était au service de l'empereur de Byzance, et se vit offrir l'asile et une position importante.
Nous reviendrons plus en détail sur cet épisode au prochain chapitre, mais ce qu'il nous intéresse de souligner ici est que le cas de ce compagnon du Prophète était très isolé et que le souverain de Ghassan n'en aurait pas entendu parler s'il n'avait pas été constamment en contact avec certains éléments de Médine. Ces éléments appartenaient sans doute au groupe des hypocrites. Ceux-ci étaient assez nombreux à Médine : il s'agissait essentiellement de gens qui étaient trop lâches pour reconnaître qu'ils ne croyaient pas et qui pensaient servir certains de leurs intérêts en se faisant passer pour des musulmans.
Le cas d'Abû 'Âmir ar-Rahib représente un autre exemple de l'intérêt de l'empire byzantin pour les affaires des musulmans. Abu 'Âmir occupait une position éminente à Médine avant que l'islam n'y arrive. Il s'attendait à la venue prochaine d'un prophète et entretenait l'espoir d'être lui-même choisi comme prophète. Quand, à l'arrivée du Prophète
à Médine, il comprit que son espoir ne serait pas satisfait, il passa dans le camp des Quraysh. Par la suite, il se rallia aux Byzantins et tenta d'organiser parmi eux l'opposition au Prophète.
Il semble que l'empereur byzantin lui ait réservé un bon accueil et lui ait promis son soutien. Abu 'Amir prit ensuite contact avec certains hypocrites de Médine, leur promettant de lever, le moment venu, une armée pour combattre le Prophète. Il les encouragea à établir des postes qui pourraient être utilisés par les émissaires qu'il leur enverrait et pourraient également lui servir de postes avancés. Forts de leur expérience des complots contre les musulmans, les hypocrites de Médine avaient imaginé l'idée diabolique de construire une mosquée et d'inviter le Prophète
à y prier.
Ils choisirent un emplacement proche de la mosquée de Quba, qui avait été construite par le Prophète lors de son premier voyage à Médine. Quba se trouvait à quelques kilomètres de Médine, et la construction d'une mosquée pour les hypocrites à cet endroit servirait à la fois à contribuer à les faire passer pour de bons musulmans et à leur permettre d'échapper à la surveillance des plus proches compagnons du Prophète.
Quand ils eurent terminé les travaux de construction, ils allèrent trouver le Prophète qui se préparait à partir pour l'expédition de Tabûk et lui dirent : « Messager de Dieu, nous avons construit une mosquée pour les pauvres et les faibles. Les gens qui vivent loin de Médine pourront l'utiliser facilement les soirs de pluie. Nous te serions reconnaissants de venir y prier. » Ils recouraient à ce stratagème pour obtenir l'approbation du Prophète. Celui-ci leur répondit : « Vous voyez que nous nous préparons pour un long voyage et que nous sommes occupés par nos préparatifs. Quand nous reviendrons, si Dieu le veut, nous viendrons prier chez vous. »
Sur le chemin du retour de Tabûk, le Prophète
fut informé par Dieu que ces hypocrites ne comptaient utiliser leur mosquée que pour répandre l'incroyance et semer la discorde entre les croyants. Ils voulaient aussi en faire un poste avancé pour ceux qui combattaient Dieu et Son messager. Le Prophète envoya donc un groupe de ses compagnons détruire cette mosquée avant son arrivée à Médine. L'incident est évoqué dans le Coran (versets 107 à 110 de la sourate 9, « Le Repentir », qui est largement consacrée à la divulgation de la vérité au sujet des hypocrites).
D'autres indications confirmaient également que l'empire byzantin surveillait attentivement ce qui se passait en Arabie. Il était donc naturel que le Prophète prenne très au sérieux l'information selon laquelle les Byzantins mobilisaient leurs forces pour attaquer l'État musulman. Comme nous l'avons vu, la stratégie du Prophète était toujours de choisir l'attaque comme meilleur moyen de défense. Cette tactique avait montré son efficacité lorsque ses guerres l'opposaient essentiellement à des tribus arabes, que leurs capacités soient importantes ou restreintes. Fonctionnerait-elle aussi face à la plus redoutable des deux grandes puissances de l'époque ?
Mobilisation des Byzantins
Lorsque le Prophète apprit que les Byzantins se mobilisaient pour attaquer l'État musulman en Arabie, il fut également informé que les troupes byzantines étaient levées en Syrie. L'empereur avait versé à ses soldats un an de solde et d'indemnités à l'avance. Les tribus arabes de Lakhm, Judhâm, Amila et Ghassan avaient également mobilisé des troupes pour se joindre à l'armée byzantine. Leurs forces investirent les plaines de Balqâ' en Palestine.
Selon les historiens, le Prophète se trouvait face à deux alternatives : soit il laisserait les Byzantins pénétrer dans le désert d'Arabie avant de les affronter en un lieu de son choix, soit il prendrait l'initiative en lançant une offensive contre eux. La première alternative était la plus facile pour les musulmans. Toutefois, elle impliquait un risque de défection d'un certain nombre de tribus du nord de l'Arabie, qui avaient récemment contracté une alliance avec les musulmans. Le Prophète choisit par conséquent la seconde alternative.
L'État musulman se trouvait dans cette situation quatre mois à peine après que l'Arabie avait été unifiée sous le commandement du Prophète
. Il va sans dire que le Prophète lui-même ne craignait pas les conséquences d'un tel défi à l'autorité de l'empire byzantin. Il avait confiance en Dieu pour lui accorder la victoire souhaitée.
La majorité des Arabes étaient certes devenus musulmans, mais jusqu'à un passé très proche ils avaient vécu dans la crainte des Byzantins. Ils n'auraient jamais imaginé pouvoir s'opposer à l'empereur byzantin. Comment pouvaient-ils maintenant envisager de défier Byzance et sa puissante armée ? L'appel aux armes fut lancé au mois de rajab, qui tombait cette année-là en plein été, quand la chaleur était extrême et qu'il était quasiment insupportable de voyager dans le désert.
À cette époque de l'année, les gens préféraient rester chez eux et travailler le moins possible. La perspective d'entreprendre un voyage de plus de mille kilomètres à dos de chameau n'avait donc rien de réjouissant. Et pourtant, il fallait le faire. L'État de Médine se trouvait dans une situation d'urgence et les urgences impliquent qu'on délaisse les règles habituelles. L'appel à mobilisation fut diffusé dans toute l'Arabie, afin que tous les nouveaux musulmans se joignent à l'armée.
Pour la première fois de son histoire, le Prophète
précisa sa destination. Auparavant, lorsqu'il avait l'intention de lancer une offensive, le Prophète ne précisait jamais où il comptait se rendre ni quelle tribu il voulait attaquer, espérant ainsi prendre ses ennemis par surprise. Cette fois, les difficultés que présentait l'expédition le poussèrent à informer exactement les musulmans de leur destination, afin qu'ils puissent se préparer au mieux pour la tâche difficile qui les attendait.
Il est clair que l'idéal aurait été que chaque soldat musulman puisse monter son propre chameau. Cependant, ce n'était pas facile à organiser, la plupart des soldats ne disposant pas de monture. Il était impératif que la mobilisation concerne toutes les ressources : on avait grand besoin d'argent, de chevaux et de chameaux, et pas seulement de soldats.
Le Prophète
s'adressa aux croyants et les encouragea à répondre à l'appel au jihâd. Il leur rappela également l'importance de dépenser dans la voie de Dieu. Il encouragea les riches à donner généreusement. La situation d'urgence où se trouvait l'État musulman nécessitait que toutes les ressources soient mises en commun. Une fois de plus, la réaction la plus favorable émana des compagnons du Prophète qui avaient toujours été les premiers à faire face aux dangers.
'Abd ar-Rahmân ibn 'Awf fit don de deux cents onces d'argent. Al-Abbâs ibn Abd al-Muttalib donna une somme considérable, peut-être quatre-vingt-dix mille dirhams ou neuf mille dinars. Talha ibn 'Ubaydallâh, Sa'd ibn 'Ubâda et Muhammad ibn Maslama donnèrent tous généreusement. 'Umar ibn al-Khatt.âb divisa l'ensemble de ses biens en deux et fit don d'une moitié. Abu Bakr apporta tout ce qu'il possédait. Quand le Prophète lui demanda ce qu'il avait gardé pour lui-même, Abu Bakr répondit : « Dieu et Son messager. »
Le don le plus important fut cependant celui de 'Uthmân ibn 'Affân. Quand le Prophète
prononça son discours pour encourager ses compagnons à donner généreusement, 'Uthmân dit : « Je m'engage à fournir cent chameaux avec tout leur équipement. » Comme le Prophète descendait une marche de sa chaire, 'Uthmân s'engagea encore à fournir cent autres chameaux, eux aussi entièrement équipés. Le Prophète descendit une autre marche et 'Uthmân porta son engagement à trois cents chameaux entièrement équipés.
Le Prophète fut si profondément touché par le don de 'Uthmân qu'il lui fit un geste de la main pour exprimer son admiration. Il dit aussi : « 'Uthmân ne souffrira de rien de ce qu'il pourra faire dans l'avenir. » Cela signifiait que la récompense méritée par 'Uthmân pour ce don si généreux ne manquerait pas de l'emporter dans la balance sur tous les péchés qu'il pourrait commettre au cours des années à venir. Cela suggère également qu'un individu dont la foi profonde le pousse à donner aussi généreusement ne pourra jamais être ébranlé par ce qui pourrait lui arriver.
Tout cela était vrai de 'Uthmân. 'Uthmân fit également un autre don financier dont le montant exact est difficile à déterminer : certains récits font état de mille dinars, d'autres de dix mille. Quel qu'ait été le montant de ce don, il était certainement considérable, illustrant son extrême générosité et sa volonté constante de faire tout ce qu'il pouvait pour aider la cause de l'islam. Le Prophète dit à cette occasion : « Celui qui a équipé "l'armée de la difficulté" verra ses péchés passés pardonnes par Dieu. »
Ce nom, « armée de la difficulté », est celui donné par les musulmans et les historiens à cette expédition où les musulmans allaient à la rencontre des forces de l'empire byzantin. L'expression est fort appropriée, car cette expédition fut truffée d'embûches dès les premiers instants et constituait donc une épreuve difficile pour les croyants.
Tous les croyants prirent part à la mobilisation. Des femmes envoyèrent leurs bijoux pour payer les armes et les montures des combattants. Chacun et chacune donna selon ses possibilités. Si un croyant avait un chameau de trop, il le donnait à un ou deux des hommes qui avaient rejoint l'armée mais ne possédaient pas de monture, pour qu'ils le montent à tour de rôle. Les croyants étaient conscients de la difficulté de la tâche qui les attendait et devaient montrer qu'ils étaient toujours prêts à relever les défis.
Une épreuve pour les fidèles
Nous avons déjà dit que le Prophète précisa l'objectif de la mission qu'il entreprenait. L'une des raisons pour lesquelles il rompit avec son habitude très utile de garder sa destination secrète était que connaître la difficulté de la tâche entreprise dissuaderait certainement les hypocrites de se joindre à l'armée. L'expérience passée avait montré que lorsque les hommes à la foi faible ou les hypocrites accompagnaient une armée musulmane en expédition, les choses tournaient mal d'une manière ou d'une autre.
Le Prophète ne voulait avoir avec lui que ceux qui étaient sincèrement dévoués à la cause de l'islam et prêts à tous les sacrifices nécessaires. Seuls ceux-là seraient des combattants efficaces au coeur de l'action. Quand l'appel aux armes fut lancé et que ces hypocrites comprirent ce qu'on attendait des croyants, ils se trouvèrent en difficulté. Quelle attitude devraient-ils adopter ? Allaient-ils montrer leur réticence, se trahissant ainsi et laissant clairement apparaître leur absence de foi ? Ou allaient-ils se joindre à l'armée et entreprendre un voyage qui s'annonçait très difficile ?
Dans la sourate 9 du Coran, « Le Repentir », un long passage décrit cette attitude des hypocrites. Un affrontement militaire avec les Byzantins était une perspective trop terrible pour eux. Il faut souligner en effet que, par rapport à l'empire byzantin, l'État musulman n'était qu'un petit pays faiblement développé, manquant cruellement de tout ce qui est nécessaire à la guerre : les armes, les ressources matérielles et les hommes. Il n'est donc pas étonnant que la plupart des hypocrites aient préféré déclarer forfait pour cette expédition.
Ils durent chercher des excuses, absurdes pour la plupart, pour éviter de se joindre à l'armée musulmane. Certains avancèrent que la chaleur de l'été ne convenait pas à la guerre et conseillèrent aux musulmans de ne pas faire la guerre en été. Le Coran répond à cela : « Le feu de l'Enfer est bien plus ardent encore. » (9.81) L'excuse la plus absurde fut cependant celle donnée par un homme appelé al-Jadd ibn Qays. Le Prophète
le rencontra un jour, pendant la mobilisation, et lui dit : « Que dirais-tu de combattre les Byzantins cette année ? »
Al-Jadd dit : « Je préférerais que tu m'excuses et que tu ne me soumettes pas à une aussi rude épreuve. Mes contribules savent bien qu'aucun homme n'est aussi attiré par les femmes que moi. Je crains, si je vois les femmes byzantines et leur beauté, de ne pas pouvoir résister à la tentation. » Le Prophète
le quitta après lui avoir dit : « Je t'excuse. » Cet incident est mentionné dans la sourate 9 du Coran, lors de l'évocation de l'attitude des hypocrites.
Les hypocrites ne cherchaient pas seulement des excuses pour eux-mêmes. Ils tentaient de décourager les croyants de se joindre à l'armée, soulignant les dangers de l'affrontement imminent avec les Byzantins. Ils disaient du mal du Prophète
et essayaient de montrer que la décision de combattre les Byzantins n'était pas le fruit d'une réflexion prudente et avisée. Certains disaient aux croyants : « Muhammad veut combattre les Byzantins malgré le manque de ressources, la chaleur et la longue distance qui nous en sépare. S'imagine-t-il que la guerre contre les Byzantins sera aussi facile que les luttes tribales parmi les Arabes ? On peut facilement imaginer que demain ses compagnons seront emmenés en chaînes par les Byzantins. »
Cette attitude n'est pas surprenante de la part de gens à la foi faible. Il n'est pas facile, dans une perspective purement humaine, d'envisager qu'un petit pays puisse déclarer la guerre à la plus grande puissance du monde. Toutefois, ces hypocrites ne prenaient pas en compte la foi, principale motivation des croyants. Leur chef de file, Abdullâh ibn Ubayy, fit tout pour donner l'impression que les hypocrites se joindraient à l'armée musulmane. Il choisit un emplacement pour camper avec ceux qui l'accompagneraient. Ils étaient nombreux à faire ainsi semblant d'être prêts à partir avec l'armée musulmane. Le moment venu, cependant, quand les musulmans se mirent en route vers le Nord, Abdullâh ibn Ubayy et ses partisans restèrent en arrière comme ils l'avaient fait lors de la bataille d'Uhud.
On trouvait une attitude diamétralement opposée chez certains croyants trop pauvres pour se procurer une monture. Sept hommes, principalement des ansâr, n'étaient pas parvenus à trouver de chameau ni de cheval pour partir avec le Prophète
et l'armée musulmane. Ils allèrent donc trouver le Prophète pour expliquer leur situation et lui demander de leur fournir une monture. Le Prophète expliqua qu'il n'avait rien de disponible. Tous les chevaux et les chameaux avaient été attribués et de nombreux chameaux étaient déjà partagés par deux hommes ou plus.
Les sept hommes comprirent qu'ils manqueraient une bonne occasion de partir en campagne avec le Prophète. Ils rentrèrent chez eux les larmes aux yeux. Là aussi, l'incident est mentionné dans le Coran, où ces hommes sont déclarés exempts de toute faute pour n'avoir pas rejoint l'armée. On ne pouvait en effet s'attendre à ce que quiconque puisse aller à pied jusqu'en Syrie, à plus de mille kilomètres de là. Même si certains hommes auraient été prêts à partir à pied, l'armée ne pouvait se permettre d'avancer au pas.
Deux de ces sept hommes, 'Abd ar-Rahmân ibn Ka'b et 'Abdullâh ibn Mughaffal, étaient encore en larmes quand ils rencontrèrent un homme appelé Yâmîn ibn 'Umayr. Celui-ci leur demanda la raison de leur chagrin et ils répondirent qu'ils ne pouvaient pas partir avec l'armée parce qu'ils étaient pauvres et que le Prophète
n'avait pas de chameaux inutilisés à leur donner. Il leur offrit l'un de ses chameaux à monter à tour de rôle, et ils purent donc partir. Certains récits relatent que le Prophète
reçut par la suite des chameaux et put en donner à ces hommes. Leur désir d'accompagner le Prophète en expédition fut ainsi doublement récompensé.
Une expédition difficile
Les hypocrites se mêlaient sans difficulté à la société musulmane. Ainsi, un homme appelé Makhshan ibn Humayyir se trouvait avec un groupe d'hommes quand ceux-ci commencèrent à parler des risques encourus en s'attaquant aux Byzantins. Ils évoquèrent les prouesses militaires des Byzantins et suggérèrent que l'affrontement qui se préparait se solderait pour les musulmans par un résultat totalement différent des victoires remportées contre les autres tribus arabes. Makhshan exprima clairement ses sentiments : « Quelle énormité vous avez prononcée ! Je souhaite que Dieu accepte que chacun de nous reçoive cent coups de fouet et soit absous des conséquences de ce que vous avez dit, sans que cela soit mentionné dans le Coran. »
Le Prophète
fut informé par Dieu de ce que ces gens avaient dit. Il envoya l'un de ses plus anciens compagnons, 'Ammâr ibn Yâsir, les interroger à ce sujet en leur disant que s'ils niaient avoir dit quelque chose, il leur répéterait mot pour mot ce qu'ils avaient dit. Quand Ammâr eut fait cela, ils allèrent trouver le Prophète pour s'excuser. L'un d'eux, Wadî'a ibn Thâbit, dit au Prophète sans descendre de son chameau : « Messager de Dieu, nous ne faisions que badiner et plaisanter. »
Ses paroles sont, elles aussi, mentionnées dans le Coran (9.65). Makhshan ibn Humayyir présenta ses excuses au Prophète et fut le seul à être pardonné parmi les acteurs de cet incident. Il changea son nom en Abd ar-Rahmân et implora Dieu de lui accorder le martyre en faisant qu'il soit tué en un lieu où on ne retrouverait pas son corps. Dieu exauça ses prières : il fut tué à la bataille de Yamâma mais on ne trouva jamais trace de son corps.
L'expédition de Tabûk est le nom donné par les historiens musulmans à la campagne destinée à aboutir à un affrontement militaire entre les musulmans et l'empire byzantin, affrontement qui devait avoir lieu dans la partie sud de la Syrie ou de la Palestine. L'expédition de Tabûk est porteuse de leçons très précieuses. Elle constituait une épreuve difficile où seuls pouvaient réussir ceux qui avaient la foi pour motivation essentielle. Tous ceux qui entretenaient des doutes quant à la véracité de l'islam ne pouvaient manquer d'échouer dans cette épreuve. Cette expédition fit apparaître clairement qui étaient les vrais croyants sur lesquels on pouvait compter lors des difficultés.
La réaction de ces derniers satisfit pleinement le Prophète
. L'armée quitta Médine en plein été. La chaleur accablante du désert ainsi que la grande distance à parcourir rendaient l'expédition extrêmement difficile. Néanmoins, les croyants n'hésitèrent pas à se joindre à l'armée : celle-ci comportait trente mille soldats, ce qui en faisait la plus grande armée jamais levée du vivant du Prophète.
Certains avaient réellement des raisons pour rester en arrière, et parfois le Prophète
lui-même le leur avait demandé. Les historiens divergent quant à savoir qui le Prophète avait chargé de le remplacer à Médine. Certains parlent de Muhammad ibn Maslama des ansâr, d'autres évoquent le nom de Sibâ' ibn 'Arfata. Alî ibn Abî Tâlib, cousin du Prophète et l'un des tout premiers musulmans, resta également à Médine : le Prophète le chargea de s'occuper de sa famille pendant son absence. Les hypocrites calomnièrent Alî et commencèrent à répandre à Médine la rumeur que le Prophète n'appréciait pas sa présence et voulait être débarrassé de sa compagnie.
Apprenant cela, Alî prit ses armes et partit en toute hâte à la suite de l'armée. Il la rejoignit au premier campement, à une courte distance de Médine. Il rapporta au Prophète les propos des hypocrites. Le Prophète répondit : « Ils ne disent que des mensonges. Je t'ai demandé de rester pour t'occuper de ceux que j'ai laissés derrière moi. Rentre donc et prends soin de ma famille et de la tienne. N'es-tu pas satisfait, 'Alî, d'être avec moi dans la situation d'Aaron par rapport à Moïse ? La seule différence est qu'il n'y aura pas d'autre prophète après moi. »
Alî repartit donc à Médine et le Prophète poursuivit son expédition. Quatre hommes dont la foi ne faisait aucun doute étaient encore à Médine après le départ de l'armée : Ka'b ibn Mâlik, Murâra ibn ar-Rabî', Hilâl ibn Umayya et Abu Khaythama. Tous étaient connus pour être de vrais croyants. Cependant, ils ne partirent pas avec l'armée. Les trois premiers firent l'objet d'un traitement spécial dont nous parlerons en temps voulu. Abu Khaythama, dont le nom était Mâlik ibn Qays, a une histoire quelque peu différente.
Quelques jours après le départ de l'armée, Abu Khaythama rentra chez lui pour se reposer, un jour de très forte chaleur. Il avait deux épouses. Il disposait chez lui de tout le confort nécessaire par une journée pareille. Chacune de ses deux épouses lui avait préparé un endroit pour s'asseoir dans une partie bien ombragée de la cour. Chacune avait préparé pour son époux un repas et de l'eau fraîche. Elles attendaient toutes les deux son retour.
Quand Abu Khaythama entra, il regarda ses deux épouses et ce qu'elles lui avaient préparé. Il pensa alors au Prophète en train de cheminer. Il dit à ses épouses : « Le Messager de Dieu endure l'ardeur du soleil et la fureur du vent, tandis que moi, Abu Khaythama, je reste chez moi à jouir de cette ombre fraîche et de cette délicieuse nourriture en compagnie de deux jolies femmes ? Ce n'est pas juste. Par Dieu, je n'entrerai chez aucune de vous avant d'avoir rejoint le Messager de Dieu. Préparez-moi de la nourriture pour mon voyage.»
Quand la nourriture fut prête, il monta son chameau et partit aussi vite que possible. Il ne parvint toutefois pas à rattraper l'armée avant son arrivée à Tabûk. En cours de route, Abu Khaythama rencontra 'Umayr ibn Wahb qui avançait aussi à vive allure pour rattraper l'armée. 'Umayr, qui était souvent envoyé effectuer différentes commissions pour le Prophète
et lui servait d'ambassadeur auprès des souverains étrangers, avait semble-t-il une bonne raison d'être en retard. Les deux hommes voyagèrent ensemble jusqu'aux abords de Tabûk.
Là, Abu Khaythama dit à 'Umayr : « J'ai fait quelque chose de mal. Il vaudrait peut être mieux que tu ralentisses un peu jusqu'à ce que je rattrape le Prophète. » 'Umayr ralentit donc et Abu Khaythama poursuivit sa route à une cadence accélérée. Quand sa silhouette devint visible par l'armée qui campait à Tabûk, certains des compagnons du Prophète
attirèrent son attention sur ce voyageur solitaire. Le Prophète dit : « Puisse-t-il s'agir d'Abû Khaythama. » Quand l'homme fut plus près, on lui dit : « Messager de Dieu, c'est bien Abu Khaythama. »
Lorsqu'il atteignit l'endroit où se trouvait le Prophète
, Abu Khaythama mit pied à terre et le salua. Le Prophète lui fit une réponse qui comportait un avertissement, et qui a été interprétée comme voulant dire qu'Abû Khaythama avait failli causer sa propre perte. Abu Khaythama relata son histoire et le Prophète implora Dieu de lui pardonner. C'est là un exemple de la manière dont la foi motivait le comportement des gens. Abu Khaythama n'avait pas oublié le Prophète ni la situation où il se trouvait, alors que sa propre situation aurait pu retenir toute son attention.
Il avait compris que sa place était avec le Prophète et l'armée musulmane. Devant le confort de son foyer, il avait pris conscience des épreuves que traversaient ses frères en islam. Il avait certes mis du temps à répondre à l'appel aux armes, mais il n'avait pas laissé son propre plaisir le détourner longtemps de son devoir. Quand il avait pris pleinement conscience de la situation, il avait rectifié sans tarder son erreur. Le Prophète
accepta les excuses d'Abû Khaythama et lui pardonna, implorant même Dieu de l'absoudre de sa faute.
Comme nous l'avons dit, l'expédition de Tabûk constituait un défi. Les musulmans y furent mis à l'épreuve à plusieurs reprises, tout d'abord lorsque le Prophète leur demanda d'apporter toutes leurs ressources afin de lever une armée importante. Nous avons vu comment les vrais croyants répondirent à cet appel. Mais que pouvaient faire des gens pauvres en de telles circonstances ? Quand la situation était difficile et les moyens réduits, comment un homme dépourvu d'argent pouvait-il acheter un chameau pour participer à la campagne militaire des croyants ?
Dans les circonstances précédant l'expédition de Tabûk, quelqu'un qui n'avait pas d'argent ne pouvait rien faire. Pourtant, nous possédons des récits montrant le haut degré de foi de certains de ces pauvres. Ainsi, 'Ulba ibn Zayd était très pauvre. Il souhaitait ardemment partir avec l'armée musulmane, mais n'en avait pas les moyens. Une nuit, comme il était seul chez lui, il se réveilla et pria longuement. Il réfléchit à la situation et ses yeux débordèrent de larmes. Puis il adressa à Dieu cette vibrante prière : « Seigneur, Tu nous as ordonné de partir au jihâd et Tu nous as encouragés à ne pas faillir à ce devoir. Pourtant, Tu ne m'as pas donné ce dont j'ai besoin pour pouvoir participer à cette expédition. Ton Messager ne peut pas me fournir de monture. Alors, je fais l'aumône à chaque musulman de tout droit que je pourrais avoir sur lui pour un préjudice qu'il m'aurait causé, qu'il s'agisse de biens, de vie ou d'honneur. »
Le lendemain matin, l'homme participa comme à son habitude à la prière de l'aube. Le Prophète demanda : « Où est l'homme qui a fait l'aumône la nuit dernière ? » Personne ne répondit. Le Prophète répéta sa question et ajouta : « Que cet homme se lève. » 'Ulba se leva et expliqua au Prophète ce qu'il avait fait. Le Prophète
dit alors : « Par Celui qui tient mon âme en Son pouvoir, cela t'est compté comme une zakât agréée par Dieu. »
Voilà un homme qui aurait sincèrement souhaité se joindre à la campagne musulmane. Il voulait avoir l'occasion de s'élever sur l'échelle du sacrifice en donnant sa vie pour la cause de Dieu. Sa pauvreté l'en empêchait. Il possédait toutefois la richesse spirituelle : il considéra donc que le moins qu'il pouvait faire était de renoncer à tout droit qu'il pouvait avoir sur d'autres musulmans qui n'étaient peut-être pas aussi pauvres que lui.
Abu Dharr, un homme seul
Le Prophète
avait parfaitement conscience de l'étendue du problème de l'hypocrisie. Il voulait donc que le défi posé par cette campagne soit constant. Cela permettrait à la communauté musulmane de reconnaître les éléments qui demeuraient hostiles à l'islam, au Prophète ou à la communauté musulmane. Comme nous l'avons déjà dit, le voyage était rude. Il était donc bien normal que sur les trente mille hommes que comptait l'armée, certains ne parviennent pas à suivre le rythme des autres. Chaque fois qu'un homme restait à la traîne, on en faisait part au Prophète qui disait à chaque fois : « Laissez-le. S'il est bon, Dieu fera en sorte qu'il nous rattrape. Sinon, tant pis. »
Le Prophète entendait ainsi rappeler à ses compagnons qu'il ne pouvait attendre personne. Ceux qui voulaient être avec le Prophète ne devaient rien laisser les détourner de ce but, pas même la fatigue de leur chameau. À un certain moment du voyage, ce ne fut autre qu'Abû Dharr, l'un des muhàjirûn et l'un des premiers musulmans, qui resta en arrière. Son chameau ne parvenait plus à suivre le rythme de l'armée. Abu Dharr déploya tous ses efforts pour faire avancer son chameau plus vite, mais en vain. Certains musulmans allèrent dire au Prophète
qu'Abû Dharr était à la traîne.
Le Prophète répondit comme d'habitude : « Laissez-le. S'il est bon, Dieu fera en sorte qu'il nous rattrape. Sinon, tant pis. » Abu Dharr fit ce qu'il put pour permettre à son chameau de reprendre des forces. Puis il comprit que c'était inutile : le chameau était complètement épuisé. Ne voyant pas d'alternative, Abu Dharr mit pied à terre, déchargea ses bagages du chameau et partit d'un pas rapide dans l'espoir de rattraper le Prophète.
Le Prophète
fit bientôt halte pour permettre à l'armée de se reposer un peu : Abu Dharr put ainsi le rattraper. Quelqu'un se trouvant à côté du Prophète montra du doigt la direction d'où venait Abu Dharr en disant : « Messager de Dieu, voici un homme qui arrive à pied en suivant nos traces. » Le Prophète dit : « Puisse-t-il s'agir d'Abû Dharr. » Quand l'homme fut plus près, on dit : « Messager de Dieu, c'est bien Abu Dharr. » Le Prophète dit alors : « Que Dieu fasse miséricorde à Abu Dharr : il marche seul, il mourra seul et il sera ressuscité seul. »
Voilà un autre exemple de comportement hors du commun d'un des compagnons du Prophète
, motivé uniquement par la foi. Aucune armée ne punirait un soldat pour être resté à la traîne parce qu'il avait perdu son moyen de transport en plein désert. Si Abu Dharr avait accordé à son chameau une journée de repos, peut-être aurait-il pu rejoindre l'armée le lendemain. Mais une telle attente était trop longue pour Abu Dharr : plutôt que de rester en arrière, il avait préféré poursuivre son chemin à pied.
On peut ajouter ici que la prophétie du Prophète
au sujet de la mort d'Abû Dharr se vérifia par la suite. Lors de sa dernière maladie, Abu Dharr se trouvait à un endroit appelé ar-Rabadha, non loin de Médine. Personne ne se trouvait avec lui, à part sa femme et son serviteur. Quand il comprit qu'il allait mourir, Abu Dharr leur dit qu'après sa mort, ils devraient le laver et envelopper son corps, puis le mettre dehors sur la route. Ils devraient attendre le passage d'une caravane, puis dire aux gens qui s'y trouveraient que le mort était Abu Dharr, le compagnon du Prophète, et leur demander de l'aide pour l'enterrer.
Lorsqu'il mourut, sa femme et son serviteur firent ce qu'il avait dit. Bientôt passa un groupe de gens qui venait d'Irak pour accomplir la 'umra. Abdullâh ibn Mas'ud, un autre compagnon du Prophète, se trouvait avec eux. Ils furent étonnés de voir qu'un mort se trouvait là. Le serviteur leur dit : « C'est Abu Dharr, le compagnon du Prophète. S'il vous plaît, aidez-moi à l'enterrer. » Abdullâh ibn Mas'ud, en larmes, dit : « Le Prophète a dit la vérité. Tu as marché seul, tu es mort seul et tu seras ressuscité seul. »
Il mit pied à terre avec ses compagnons et ils enterrèrent Abu Dharr. Abdullâh relata aussi à ses compagnons de voyage ce que le Prophète avait dit à propos d'Abû Dharr lors de l'expédition de Tabûk.
Où sont les Byzantins
L'armée poursuivait sa marche dans ces conditions difficiles. Personne n'envisageait de faire demi-tour, mais la perspective d'un affrontement militaire avec les forces byzantines se rapprochait. Cela n'effrayait cependant pas les véritables croyants. En effet, cela ne pouvait que conduire à l'une ou l'autre de deux possibilités : la victoire sur les Byzantins ou le martyre dans la voie de Dieu.
Tabûk se trouve de nos jours sur le territoire de l'Arabie Saoudite, à une assez iourte distance de sa frontière nord. A l'époque, elle était tout près des frontières de l'empire byzantin. Quand l'armée musulmane y arriva, elle établit son camp, prête à affronter les Byzantins. Selon les renseignements reçus par le Prophète
, la bataille devait avoir lieu dans cette région. Cependant, les musulmans ne trouvèrent pas trace de l'armée byzantine.
Il existe deux explications au fait que les Byzantins n'affrontèrent pas l'armée musulmane. La première est que les Byzantins auraient retiré leurs troupes en apprenant l'importance de l'armée musulmane. Un affrontement à Tabûk aurait été le second entre les deux camps en une courte période. Le premier avait été la bataille de Mu'ta, où l'armée musulmane n'avait compté que trois mille hommes. Or, les Byzantins avaient alors subi de lourdes pertes, même si les forces musulmanes n'étaient pas parvenues à avoir le dessus sur leur armée très supérieure.
Maintenant, l'armée musulmane était dix fois plus nombreuse. C'est pourquoi la perspective d'une bataille contre les musulmans ne plaisait guère à l'empereur byzantin. L'autre explication est que les renseignements reçus par le Prophète
étaient peut-être inexacts : les Byzantins n'avaient pas préparé d'armée pour attaquer les musulmans en Arabie. Ces renseignements sur la mobilisation des forces byzantines avaient été fournis par des commerçants coptes d'Egypte qui faisaient du commerce en Arabie. L'auteur de ces lignes considère que la première explication est plus proche de la réalité.
Le Prophète n'aurait en effet pas mobilisé une force aussi importante ni parcouru une distance aussi considérable s'il n'avait pas été absolument certain des renseignements reçus. En tout état de cause, l'expédition s'arrêta à Tabûk, où la présence de l'armée fut une démonstration de force. Tabûk n'était pas très loin de Dûmat al-Jandal, où régnait un chrétien de la tribu de Kinda, Ukaydîr ibn Abd al-Mâlik. Le Prophète envoya un détachement de ses forces sous le commandement de Khâlid ibn al-Walîd pour lui ramener Ukaydîr. Le Prophète dit à son chef de troupe : « Tu le trouveras en train de chasser les vaches. »
La nuit était très chaude à Dûmat al-Jandal. Le souverain se trouvait avec son épouse sur le toit de son palais. Des taureaux et des vaches s'approchaient tout près du palais et frottaient leurs cornes à la porte et aux murs. Son épouse dit à Ukaydîr : « N'as-tu jamais rien vu de tel ? » Comme il répondait que non, elle l'encouragea à descendre chasser. Il ordonna qu'on prépare son cheval et sortit avec son frère et de nombreux serviteurs. Quand ils furent en terrain découvert et eurent commencé à chasser les taureaux, Khâlid ibn al-Walîd et sa troupe arrivèrent et purent les arrêter sans difficulté.
Le frère d'Ukaydîr, qui s'appelait Hasan, fut tué. Ukaydîr portait un beau manteau orné d'or. Khâlid le lui enleva et l'envoya au Prophète. Lorsque l'émissaire qui l'apportait arriva, les musulmans qui palpèrent le manteau en admirèrent la qualité. Le Prophète
dit : « Vous vous émerveillez devant ce manteau ? Par Celui qui tient mon âme en Son pouvoir, le mouchoir de Sa'd ibn Mu'âdh au Paradis est bien meilleur que cela. »
Khâlid ramena Ukaydîr jusqu'à Tabûk. Le Prophète accorda la vie sauve à Ukaydîr et conclut un accord de paix avec lui. Cela nécessitait qu'Ukaydîr paye une taxe à l'État musulman et en reconnaisse l'autorité. Le Prophète lui permit ensuite de retourner à sa ville. Cependant, peu après le départ du Prophète, Ukaydîr viola l'accord de paix et Khâlid ibn al-Walîd fut envoyé sur place pour rétablir l'autorité de l'État musulman. Khâlid eut le dessus sur les forces d'Ukaydîr et parvint à le tuer.
Le Prophète
était conscient que ces régions du nord de l'Arabie proches de l'empire byzantin ne pouvaient manquer d'être instables. Elles pouvaient toujours être utilisées par les Byzantins pour créer des problèmes à l'État musulman d'Arabie. C'est sous cet angle qu'il faut considérer l'expédition de Dûmat al-Jandal : elle fut entreprise pour établir l'autorité de l'État musulman sur ces régions du nord. Elle faisait partie d'une stratégie d'envergure concernant plusieurs endroits. À Tabûk, le Prophète rencontra Yûhanna ibn Ru'ba, le souverain d'un endroit appelé Ayla.
Celui-ci conclut lui aussi un accord de paix avec le Prophète, qui rédigea pour lui ce document :
Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Ceci est une garantie de sécurité donnée par Dieu et Muhammad le Prophète, le Messager de Dieu, à Yûhanna ibn Ru'ba et aux gens d'Ayla, à leurs bateaux et à leurs caravanes voyageant sur terre ou par mer. Ils reçoivent ce pacte avec Dieu et avec Muhammad le Prophète, s'appliquant à tous ceux qui sont avec eux, qu'il s'agisse de gens de Syrie, de gens du Yémen ou de marins. Si l'un d'eux commet un crime, son argent n'empêchera pas qu'il soit puni en personne. Il est bon pour quiconque l'acceptera. Ils ne sont pas autorisés à empêcher les gens d'utiliser les points d'eau qu'ils peuvent avoir sur terre ou sur mer.
Une délégation des gens de Jarba et de ceux d'Adhruh alla trouver le Prophète
et accepta de payer aux musulmans une taxe de protection. Le Prophète rédigea à leur intention un document définissant les termes de l'accord, et ils l'emportèrent avec eux. Ces événements étaient importants car les accords conclus par le Prophète avec ces gens garantissaient que l'État musulman de Médine n'aurait rien à craindre de la région du nord de l'Arabie.
Le Prophète passa vingt jours à Tabûk avec l'armée musulmane. Il consulta ensuite ses compagnons afin de décider s'il convenait de poursuivre l'avancée jusqu'en Syrie ou de rentrer à Médine. 'Umar lui dit : « Messager de Dieu, si tu as reçu l'ordre d'avancer, avance. » Le Prophète répondit : « Si j'avais reçu l'ordre d'avancer, je ne consulterais personne. » 'Umar dit alors : « Messager de Dieu, les Byzantins disposent de forces considérables. Il n'y a pas de musulmans en Syrie. Tu t'en es certes beaucoup rapproché, et ton approche les inquiète. Il me semble qu'il serait préférable de repartir cette année et d'attendre les événements futurs dont Dieu décidera. » Le Prophète suivit le conseil de 'Umar et donna les instructions nécessaires pour que l'armée rentre à Médine.
La fin d'une épreuve difficile
Le Prophète
et l'armée musulmane commencèrent à repartir pour Médine quand ils furent certains qu'il n'y avait aucune possibilité d'affrontement avec les forces byzantines. Il va sans dire que l'armée en marche avait besoin de se réapprovisionner en eau le plus souvent possible. Le Prophète en était conscient et il fit en sorte que l'armée ne manque pas d'eau. A un certain moment du voyage de retour, l'armée approchait d'une vallée appelée al-Mushaqqaq. Sachant que la source qui s'y trouvait ne donnait qu'un filet d'eau, le Prophète recommanda à ses soldats que ceux qui arriveraient au point d'eau avant lui ne touchent pas à l'eau avant son arrivée.
Cependant, le principal problème de l'État musulman durant cette période était la présence des hypocrites. L'expédition de Tabûk permit de distinguer les vrais croyants de ceux qui faisaient semblant d'être musulmans. Quoique la plupart des hypocrites n'aient pas participé à l'expédition, un petit nombre était présent. Il s'en trouvait toujours pour désobéir délibérément aux ordres du Prophète
dans l'espoir que leur désobéissance prouverait aux autres que le Prophète n'était qu'un souverain ordinaire qui avait acquis une certaine gloire en exploitant habilement des événements et des circonstances favorables.
Dans ce cas précis, un petit groupe d'hypocrites précéda l'armée et atteignit le point d'eau avant les autres. Conscients que le Prophète ne voulait pas qu'on touche à cette source, ces hommes utilisèrent délibérément toute l'eau disponible dans la petite mare qui s'y trouvait, ne laissant que le mince filet d'eau de la source pour le reste de l'armée. Quand le Prophète
parvint au point d'eau, il le trouva à sec. Il voulut savoir qui était arrivé en premier, et lorsqu'il en fut informé, il demanda :
« Ne vous avais-je pas ordonné clairement que personne n'utilise cette eau ? » Le Prophète maudit ces hommes et implora Dieu de ne pas leur faire miséricorde. Puis il descendit de sa chamelle et mit la main sous l'eau qui s'écoulait goutte à goutte. Il laissa la main sous l'eau pendant un certain temps, avant de prendre l'eau ainsi récoltée et de la verser sur la source. Puis il la frotta de sa main, tout en implorant Dieu d'une voix si basse que ses compagnons ne pouvaient l'entendre. L'eau jaillit bientôt avec force. L'armée tout entière eut toute l'eau nécessaire pour boire et pour abreuver les chameaux. En partant, le Prophète dit à ses soldats que ceux d'entre eux qui vivraient quelques années de plus apprendraient que cette vallée était la plus fertile de toute la région.
La compassion du Prophète
Un autre incident qui eut lieu lors du retour de Tabûk est relaté par 'Abdullâh ibn Mas'ûd, un compagnon du Prophète connu pour sa profonde connaissance de l'islam, du Coran et de toutes les traditions et injonctions du Prophète. Il a relaté qu'une nuit, il se réveilla et remarqua la lueur d'un petit feu sur le côté de l'armée. Il s'y rendit et y trouva le Prophète et ses deux plus proches compagnons, Abu Bakr et 'Umar. Il comprit aussi que 'Abdullâh al-Muznî, aussi connu sous le surnom de Dhûl-Bijâdayn, était mort.
Le Prophète et ses compagnons lui creusèrent une tombe et le Prophète y descendit puis demanda à ses deux compagnons d'y faire descendre le corps du défunt. Il leur dit : « Descendez votre frère et passez-le moi », ce qu'ils firent. Il le mit dans la tombe, allongé sur le côté. Puis il implora Dieu : « Seigneur, je suis satisfait de lui, sois satisfait de lui. » Quand 'Abdullâh ibn Mas'ûd entendit cette prière, il aurait voulu être lui-même l'homme enterré dans la tombe.
Il convient d'en dire un peu plus long ici sur cet homme ainsi honoré par le Prophète
. Le Prophète aurait facilement pu demander à ses compagnons de creuser une tombe et d'enterrer cet homme. Cependant, il voulut faire connaître, de tous, sa haute estime pour le défunt. Abdullâh était orphelin. Son père ne lui avait rien laissé en mourant. Son oncle, qui était son tuteur, l'aida à réussir dans la vie, et 'Abdullâh fut bientôt riche.
Sa famille et lui vivaient avec leur tribu dans les environs de Médine. Quand le Prophète
y arriva, le jeune garçon, qui s'appelait à l'origine 'Abd al-'Uzzâ, comprit les mérites de l'islam et voulut devenir musulman. Il ne pouvait toutefois pas désobéir à son oncle, qui avait manifesté clairement son manque d'intérêt pour l'islam. Quelques années plus tard, le garçon dit à son oncle : « J'ai attendu que tu adhères à l'islam, mais je vois que tu n'en as aucune intention. Permets-moi donc de suivre moi-même le Prophète. »
Son oncle se mit en colère et lui dit : « Par Dieu, si tu suis Muhammad, je te reprendrai tout ce que je t'ai donné. Je confisquerai tout ce que tu as, jusqu'aux vêtements que tu portes. » Le garçon ne se laissa pas intimider. Il dit à son oncle : « Je vais suivre Muhammad
et renoncer au culte des idoles. Tu peux prendre tout ce que j'ai. » Son oncle reprit tous ses biens et mit sa menace à exécution jusqu'au bout, lui faisant même ôter ses vêtements. Le garçon alla ensuite trouver sa mère à qui il demanda de lui donner quelque chose pour couvrir son corps.
Elle avait un vêtement très épais qu'elle lui donna. Il le prit et parvint à rejoindre discrètement Médine. Arrivé là, il coupa le vêtement en deux, s'enveloppa le corps d'une moitié et se couvrit les épaules de l'autre. Il se rendit tout droit à la mosquée en pleine nuit. Quand le Prophète
eut terminé ses prières de l'aube, il le vit et demanda son nom. Comme il répondait qu'il s'appelait 'Abd al-'Uzzâ (c'est-à-dire le serviteur d'al-'Uzzâ, une importante idole), le Prophète le renomma 'Abdullâh et lui donna le surnom de Dhûl-Bijâdayn, ce qui signifie l'homme aux deux épais vêtements.
Lorsque le Prophète avait des invités, Dhûl-Bijâdayn en faisait toujours partie. Il parvint à apprendre des portions considérables du Coran en peu de temps. Quand le Prophète fut sur le point de se mettre en route pour Tabûk, Dhûl-Bijâdayn lui demanda d'implorer Dieu de faire de lui un martyr. Le Prophète lui enveloppa le haut du bras d'une plante et dit : « Seigneur, ne laisse pas les négateurs verser son sang. »
L'homme dit que ce n'était pas ce qu'il voulait. Le Prophète lui dit alors que s'il partait au combat et mourait d'une maladie, il serait martyr. Si son cheval ou son chameau le jetait à terre, qu'il se brisait le cou et en mourait, il serait martyr. Ce fut au cours de l'expédition de Tabûk que Abdullâh Dhûl-Bijâdayn mourut.
Il est évident ici que le Prophète
s'intéressait à ses compagnons en tant qu'individus. Ce jeune homme n'aurait sans doute été qu'une personne de plus s'il avait rejoint une autre communauté que celle des musulmans à cette époque. Le Prophète, cependant, apprécia son ardent désir de devenir musulman. Il comprit la force de sa foi, sans laquelle il n'aurait pas accepté aussi volontiers d'être dépouillé de tous ses biens pour pouvoir rejoindre le Prophète et la communauté musulmane.
L'attention qu'il portait aux individus était naturelle chez le Prophète. Il était le Messager de Dieu pour l'humanité entière. Il ne pouvait donc dénigrer aucun être humain, même le plus humble. Un autre incident montrant combien le Prophète s'intéressait à chaque individu parmi ses compagnons est relaté par Abu Ruhm Kulthûm ibn al-Husayn. Ce dernier était déjà compagnon du Prophète depuis un certain temps lors de l'expédition de Tabûk. Il faisait partie de ceux qui s'étaient engagés à se sacrifier à l'époque d'al-Hudaybiyya, lorsque le Prophète
avait demandé à ses compagnons de prononcer le serment connu sous le nom de « serment sous l'arbre ».
Il a relaté que durant l'expédition de Tabûk, il se trouvait une nuit sur son chameau non loin du Prophète. Beaucoup de musulmans avaient sommeil mais ils poursuivaient leur route. Il ne cessait de s'assoupir et de se réveiller en sursaut, s'apercevant que son chameau se rapprochait de celui du Prophète. Il craignait, si son chameau se rapprochait trop, de blesser le Prophète à la jambe. Mais il ne parvenait plus à rester éveillé. Il s'assoupit à nouveau, son chameau toujours plus près de celui du Prophète. Il se réveilla brusquement en entendant le Prophète exprimer sa douleur. Il s'excusa auprès du Prophète et lui demanda d'implorer Dieu de le pardonner.
Le Prophète
lui demanda de marcher à ses côtés et l'interrogea au sujet de ceux de sa tribu, les Ghifâr, qui ne s'étaient pas joints à l'armée. Il mentionna leurs noms. Le Prophète l'interrogea ensuite au sujet de « ces grands hommes à la barbe peu fournie ». Abu Ruhm répondit qu'ils n'avaient pas accompagné l'armée. Puis le Prophète demanda ce qu'il en était de « ces gens petits, aux épais cheveux noirs ». Abu Ruhm dit qu'il ne connaissait aucun groupe de la tribu des Ghifâr correspondant à cette description. Le Prophète affirma qu'il en existait, ajoutant qu'ils avaient du bétail près d'un point d'eau appelé Shabakat Shadakh.
Abu Ruhm se rappela alors qu'il s'agissait d'une subdivision d'un clan du nom d'Aslam et qu'ils étaient alliés aux Ghifâr. Il le dit au Prophète qui répondit : « Si l'un de ces hommes voulait rester en arrière, n'aurait-il pas pu donner un chameau à un homme qui souhaitait ardemment se joindre à l'armée ? Je suis particulièrement peiné lorsqu'un des muhâjirûn, des ansâr, des Ghifâr ou des Aslam reste en arrière quand nous partons en campagne dans la voie de Dieu. »
L'armée fit le chemin en sens inverse et quand elle fut à proximité de Médine, le Prophète envoya deux de ses compagnons détruire la mosquée construite par les hypocrites à l'extérieur de la ville pour en faire un centre de conspiration contre l'islam. Conformément à l'ordre au Prophète, les deux hommes détruisirent l'édifice et y mirent le feu. L'armée fut accueillie à Médine par tous les musulmans qui s'y trouvaient. Les femmes et les enfants chantaient, exprimant leur joie au retour du Prophète et de ses compagnons.
Quand le Prophète eut repris sa place à Médine, les hypocrites qui étaient restés en arrière vinrent lui présenter leurs excuses pour ne pas être partis avec l'armée. Chacun demanda au Prophète de lui pardonner, ce qu'il fit volontiers. Il restait cependant un cas particulier : celui de trois hommes qui étaient restés en arrière mais ne faisaient pas partie des hypocrites. Leur cas sera relaté au prochain chapitre.