Le Sceau des Prophètes

Muhammad, Homme et Prophète (Muhammad : Sceau des prophètes)

Muhammed
Sceau des Prophètes

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La vie de Muhammad

La vie de Muhammed

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Paix et confrontation

 

Nous avons évoqué à plusieurs reprises les deux groupes de musulmans de Médine : ceux qui étaient venus de La Mecque, les muhâjirûn, et les habitants autochtones, les ansâr. Il faut toutefois souligner que cette distinction ne conserva plus longtemps sa pertinence. Les deux groupes constituaient un ensemble cohérent, fondé sur l'égalité et la fraternité. On ne saurait trop insister sur la puissance des liens unissant les membres de cette première communauté musulmane.

Sur le plan interne, la structure de la nation musulmane était très solide. Le Prophète levait maintenant s'occuper des relations « extérieures » de la nation. Ces relations comportaient deux niveaux : d'une part, avec les Quraysh, qui étaient très hostiles au nouvel Etat. Il était inévitable que les Quraysh deviennent une menace sérieuse, à plus ou moins long terme. Le reste de l'Arabie restait dans l'expectative, préférant ne pas s'engager aux côtés de l'islam tant que le conflit avec les Quraysh n'était pas résolu.

D'autre part, il y avait les autres communautés de Médine elle-même. Outre les musulmans, Médine comportait deux autres communautés. Les tribus juives qui constituaient leur propre communauté indépendante. La seconde communauté était celle des polythéistes arabes. Ceux-ci appartenaient aux mêmes tribus que les ansâr. Aucune hostilité ne se manifestait entre eux et les ansâr : ils continuaient au contraire à entretenir des relations amicales.

Le Prophète prit cependant les mesures nécessaires pour donner aux relations avec ces deux communautés une base claire et solide, ainsi que pour organiser les relations et les engagements au sein même de la communauté musulmane. Voici une traduction de cette charte constitutionnelle, qui définissait les obligations, les responsabilités et les engagements au sein du nouvel Etat et vis-à-vis des autres groupes et communautés :

Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux.
Voici ce qu'a rédigé Muhammad, le Prophète pour les croyants et musulmans de Quraysh et de Yathrib et pour quiconque les rejoindra et prendra part à leur lutte pour leur cause : ils constituent une seule communauté se distinguant des autres. Les muhâjirûn de Quraysh demeurent, comme auparavant, responsables du prix du sang qui leur est imputé. Ils paient la rançon de ceux d'entre eux qui sont faits prisonniers, selon ce qui est reconnu comme juste parmi les croyants. Le clan des 'Awf demeure, comme auparavant responsable du prix du sang qui lui est imputé. Chaque groupe paie la rançon de ses prisonniers, selon ce qui est reconnu comme juste parmi les croyants.

Le document répète ensuite les mêmes termes pour chaque clan des ansâr : les Sa'ida, les al-Hârith, les Jusham, les an-Najjâr, les 'Amr ibn 'Awf, les an-Nabît les Aws. Puis il poursuit :

Les croyants ne laisseront personne d'entre eux supporter de lourdes dettes sans l'aider raisonnablement à payer le prix du sang ou la rançon. Aucun croyant ne se liguera avec l'allié d'un autre croyant à l'exclusion de ce dernier. Les croyants pieux devront s'opposer à quiconque, parmi eux, transgressera ou se rendra coupable d'injustice, de crime, d'agression ou de corruption parmi les croyants : tous seront unis contre le coupable, fût-il le fils de l'un d'entre eux.

Aucun croyant ne tuera un autre croyant à cause d'un négateur, ni ne soutiendra un négateur contre un croyant. La garantie de Dieu est une : la protection accordée par le plus humble d'entre eux engage tous les autres, et les croyants sont alliés entre eux en dehors des autres. Ceux des juifs qui nous rejoindront recevront protection et égalité de droits ; ils n'auront à craindre ni injustice ni alliance contre eux. La paix des croyants est une : aucun croyant ne conclura un accord de paix à l'exclusion d'un autre croyant, lors d'un combat dans la voie de Dieu ; tous devront être concernés, également et justement.

Toutes les troupes qui partiront avec nous en expédition se relaieront les unes les autres. Les croyants prendront les uns pour les autres la revanche du sang versé dans la voie de Dieu. Les croyants pieux sont sur la meilleure et la plus droite des voies. Aucun négateur ne pourra garantir sa protection à un bien ou une personne de Quraysh ni s'interposer entre un croyant et eux. Quiconque sera reconnu coupable du meurtre d'un croyant sera puni de mort, sauf si le répondant de la victime accepte de l'épargner. Tous les croyants seront unis contre le meurtrier et ils seront tenus de lui appliquer cette règle.

Il ne sera permis à aucun croyant qui aura souscrit à ce traité et croira en Dieu et au Jour Dernier, d'accorder son soutien ou de donner refuge à un criminel. Quiconque aura ainsi accordé son soutien ou donné refuge à un criminel encourra la malédiction et le courroux de Dieu le Jour de la Résurrection. On n'acceptera de lui aucune indemnité ni compensation. Tout point sur lequel vous divergez devra être ramené à Dieu et à Muhammad .

Les juifs devront partager les dépenses des croyants tant qu'ils seront en guerre [contre d'autres]. Les juifs du clan des 'Awf formeront une communauté avec les croyants. Les juifs ont leur religion et les musulmans ont la leur, qu'il s'agisse d'eux-mêmes ou de leurs alliés. Par contre, quiconque commettra l'injustice ou le péché ne portera préjudice qu'à lui-même et sa famille. Les juifs des clans d'an-Najjâr, al-Hârith, Sâ'ida, Jusham, al-Aws et Tha'laba ont les mêmes droits que les juifs du clan des Awf. Par contre, quiconque commettra l'injustice ou le péché ne portera préjudice qu'à lui même et sa famille.

Les Jafna sont une branche des Tha'laba et jouissent des mêmes droits. Le clan de Shutayba a les mêmes droits que les juifs du clan des Awf. Cet engagement ne sera pas violé. Les alliés des Tha'laba ont les mêmes droits qu'eux-mêmes, les proches des juifs ont les mêmes droits qu'eux-mêmes. Nul parmi eux ne pourra partir sans la permission de Muhammad. Il ne sera pas fait obstacle à la vengeance d'une blessure. Quiconque tuera en répondra lui-même ainsi que les membres de sa famille, sauf en cas d'injustice. Dieu est garant de cela.

Les juifs devront assurer leurs dépenses et les musulmans devront assurer les leurs. Ils devront se soutenir mutuellement contre quiconque ferait la guerre aux parties de cet accord. Ils se doivent mutuellement bienveillance et bon conseil. Cet engagement ne sera pas violé. Nul n'est responsable du crime de son allié, et le soutien ira à l'opprimé. Les juifs partageront les dépenses des croyants tant qu'ils seront en guerre. L'intérieur de la vallée de Médine sera sacré pour les parties de cet accord. Les personnes sous protection auront le même statut que nous-mêmes : elles ne devront ni être opprimées, ni commettre de transgression.

Aucune protection ne sera octroyée qu'avec l'accord de ceux qui en sont responsables. Tout désaccord ou risque de trouble survenant entre les parties de cet accord, devra être ramené à Dieu et au Prophète Muhammad . Dieu est garant du plus pieux respect des termes de cet accord. Aucune protection ne sera accordée aux Quraysh ni à ceux qui les soutiennent. Les parties de cet accord se soutiendront mutuellement contre quiconque attaquerait Yathrib. S'ils sont appelés à contracter un accord de paix et à y adhérer, qu'ils le contractent et y adhèrent. S'ils sont appelés à pareille chose, les croyants y sont engagés envers eux, sauf avec ceux qui combattent pour la religion.

Chaque groupe sera responsable de la part qui lui est la plus proche. Les juifs des Aws, eux mêmes et leurs alliés, ont les mêmes droits et obligations que les parties de cet accord. Les parties de cet accord l'appliqueront en toute sincérité. Cet engagement ne sera pas violé. Chacun portera la responsabilité de ses actes. Dieu est garant du plus sincère respect des termes de cet accord. Cet accord ne préserve pas de la punition quiconque est coupable d'injustice ou de crime. Quiconque quittera Médine sera en sécurité, et quiconque y restera sera en sécurité, sauf s'il est coupable d'injustice ou de crime. Dieu prend sous Sa protection ceux qui tiennent leurs engagements en toute pieté, et le Prophète Muhammad fait de même.

Cet accord fut le premier de ce type en Arabie. L'accord considérait les juifs comme des citoyens à part entière. Ils jouissaient de la liberté religieuse et de la protection de l'État. Ils devaient soutenir l'État musulman contre toute attaque ennemie.

L'arrivée du Prophète à Médine marquait la fondation du premier État musulman de l'Histoire. Il était très clair pour lui, dès le début, que les fondements de cet État devraient être consolidés en permanence. Ses premières actions importantes, lorsqu'il assuma le commandement à Médine, reflètent sa conscience aiguë de cette nécessité. Il construisit la mosquée, qui était tout à la fois un lieu de culte, une assemblée populaire et le siège du gouvernement. Il établit un nouveau lien puissant de fraternité entre ses adeptes afin de consolider la structure interne de sa communauté.

Il signa également un traité avec les tribus juives pour garantir la paix à Médine et pour être libre d'affronter les menaces extérieures auxquelles on pouvait évidemment s'attendre. Les Quraysh ne pouvaient pas rester inactifs pendant que le nouvel Etat de Médine devenait de plus en plus fort. Ils comprendraient nécessairement que cet État ne manquerait pas de remettre en question leur suprématie en Arabie. On pouvait donc s'attendre à ce qu'ils ne tardent pas à déclencher une campagne visant à éliminer ce rival avant de lui laisser le temps de prendre de l'ampleur.

Il était donc important que les musulmans de Médine fassent une démonstration de force afin que les Quraysh réfléchissent à deux fois avant d'entreprendre une action aussi risquée. On peut remarquer ici que jusqu'aux derniers mois de la prédication du Prophète à La Mecque, Dieu avait ordonné aux musulmans de ne pas recourir à l'affrontement armé contre les négateurs. Cette politique peut être attribuée à plusieurs motifs. D'abord, la période mecquoise avait pour objet l'éducation d'une certaine catégorie de personnes à une nouvelle tradition. Les musulmans arabes devaient apprendre à ne pas venger les outrages personnels, mais à voir au-delà de leurs intérêts individuels pour penser avant tout à leur nouvelle communauté.

Ensuite, le recours à la force pendant la période mecquoise n'aurait fait qu'accroître l'entêtement des Quraysh et aurait, par conséquent, abouti à d'interminables tueries de représailles. La culpabilité aurait alors sans aucun doute été imputée à l'islam. Troisièmement, le recours à la force aurait pu donner lieu à de nombreuses petites guerres familiales, puisque les croyants vivaient encore au sein de leurs familles et de leurs clans. Les musulmans, étant peu nombreux, auraient pu être totalement exterminés. Enfin, les musulmans auraient perdu tout soutien de la part de leur clan. Nous avons vu comment le soutien des Hachémites garantissait au Prophète toute la protection dont il avait besoin pour poursuivre ses efforts en vue de l'accomplissement de sa mission.

Vers la fin de la période mecquoise, le Prophète et ses adeptes avaient reçu la permission de combattre les négateurs. Cette permission fut exprimée dans un verset coranique révélé peu après le second pacte entre les ansâr et le Prophète. Aucun combat n'eut lieu, toutefois, avant l'émigration du Prophète. Tout indiquait que cela ne tarderait pas à arriver. Il fallait donc se préparer à cette éventualité.

Les muhâjirûn et les ansâr étaient de bons guerriers. Ils avaient quasiment tous déjà combattu avec leur propre tribu. Nous avons vu que les deux tribus auxquelles appartenaient les ansâr s'étaient affrontées en une bataille acharnée peu avant de connaître l'islam. Mais toute cette expérience ne suffisait pas aux besoins du Prophète. La communauté musulmane ne mènerait jamais de guerre tribale. Une nouvelle armée devait être constituée sur une base totalement différente de ce qu'on connaissait alors en Arabie : la base de la foi.

Le but même de la guerre serait ainsi différent. L'attitude des soldats face à la mort au combat serait fondée sur la conviction qu'un martyr accède toujours au Paradis. Leur attitude envers leurs frères d'armes serait aussi totalement différente. Le Prophète ne perdit pas de temps avant de constituer une telle armée. Le Prophète s'était empressé de consolider les fondations de son nouvel Etat. À l'intérieur, le tissu social de la nouvelle société était de la meilleure qualité.

Les rapports avec les autres communautés de Médine furent établis sur une base saine. Une armée bien entraînée, qui devait bientôt donner toute la mesure de sa valeur, fut constituée. L'instauration du nouvel État était certes un grand succès, couronnant le travail assidu accompli par le Prophète depuis quatorze ans. Puisque Médine n'était pas une cité isolée, ses relations avec ses voisins étaient très importantes. Tout autour de Médine vivaient des tribus bédouines qui ne connaissaient rien de l'islam.

Quoique indépendantes, ces tribus penchaient naturellement en faveur des Quraysh. Comme eux, ces bédouins étaient des païens pour qui les valeurs religieuses n'avaient guère d'importance. Qui plus est, les Quraysh étaient la grande puissance d'Arabie. Il fallait faire quelque chose pour persuader ces tribus arabes que la situation avait changé. En outre, la mission du Prophète était universelle. Dieu lui ordonnait de transmettre son message à l'humanité entière et de l'inviter à y croire.

Jamais le Prophète n'envisagea l'instauration du nouvel État comme son objectif final. Ce n'était que la base à partir de laquelle il pourrait expliquer son message au reste de l'Arabie, puis au monde entier. Pour accomplir ces objectifs, le Prophète commença par envoyer des groupes armés de ses compagnons pour ce que les historiens ont appelé sarâyâ, que l'on peut traduire à peu près par des « expéditions ». En pratique, il s'agissait de manoeuvres par lesquelles les musulmans apprenaient beaucoup sur leurs ennemis : leurs capacités, leur influence sur d'autres tribus et la profondeur de leur animosité envers le nouvel État.

En même temps, ces manoeuvres amélioraient les capacités guerrières des musulmans et approfondissaient leur connaissance de la région environnante. La première expédition partit six mois à peine après l'arrivée du Prophète à Médine. Trente hommes des muhâjirûn, sous le commandement de Hamza, l'oncle du Prophète, partirent vers la côte pour intercepter une caravane commerciale de Quraysh. Le chef de la caravane n'était autre qu'Abû Jahl, et il était accompagné de trois cents hommes. Aucun combat n'eut lieu car un chef tribal nommé Majdî ibn Amr, des Juhayna, intervint pour l'empêcher. Cette expédition eut lieu durant le mois de ramadan de la première année du calendrier musulman.

Le mois suivant (celui de shawwâl), le compagnon du Prophète 'Ubayda ibn al-Hârith prit la tête d'une expédition de soixante hommes, avec pour instruction de la part du Prophète de pénétrer profondément dans le district de Râbigh, qui était plus proche de La Mecque que de Médine. Là, à un point d'eau nommé Ahyâ', ils rencontrèrent Abu Sufyân à la tête d'une force de deux cents hommes de Quraysh. Les deux groupes échangèrent des tirs de flèches, mais aucun affrontement direct n'eut lieu.

Quelques semaines plus tard, au mois de dhû-l-qi'da, Sa'd ibn Abî Waqqâs prit le commandement d'une troupe de vingt hommes qui partit à pied, voyageant la nuit et se cachant pendant la journée. Le cinquième jour, ils arrivèrent à un endroit appelé al-Kharrâr qui était, selon leurs instructions, le point le plus éloigné où ils pouvaient aller. Ayant appris que la caravane de Quraysh qu'ils devaient intercepter était passée une journée entière avant eux, ils durent faire demi-tour.

Près de trois mois plus tard, au mois de safar de l'année suivante, le Prophète lui-même prit la tête d'un groupe de ses compagnons et partit jusqu'à un endroit appelé Waddân. Là, il conclut un accord de paix avec une tribu du nom de Damra. Il rentra ensuite sans rencontrer d'ennemis. Après avoir pris un peu de repos à Médine, il repartit, laissant Abu Salama le remplacer à Médine. Il alla jusqu'à al-'Ashîra, près de Yanbu', où il passa quelques jours et conclut un autre accord de paix avec les tribus alliées de Mudlij et Damra. Il retourna ensuite à Médine.

Peu après, Kurz ibn Jâbir de la tribu de Fihr attaqua les pâturages des environs de Médine. Le Prophète lui-même le pourchassa avec un groupe de ses compagnons jusqu'à la vallée de Safwân, près de Badr. Kurz parvint à s'échapper. Les historiens appellent cette poursuite la première expédition de Badr. Les expéditions devenaient de plus en plus fréquentes et plus importantes. L'une d'elles mérite une attention particulière en raison de son issue.

Un groupe très restreint partit pour cette expédition avec des instructions précises. Au moment du départ, le Prophète donna à 'Abdullâh ibn Jahsh, son commandant, ses instructions écrites, en lui disant de ne les lire qu'au bout de deux jours de marche. Alors, il en apprendrait plus sur sa mission. Il ne devait obliger aucun de ses hommes à le suivre : si certains d'entre eux voulaient faire demi-tour, ils étaient libres de le faire.

Après deux jours de marche, 'Abdullâh ouvrit ses instructions et lut : « Lorsque tu auras lu ceci, poursuis ta route jusqu'à la vallée de Nakhla, à mi-chemin entre La Mecque et Tâ'if. Essaie d'obtenir tous les renseignements que tu peux sur les Quraysh. » 'Abdullâh dit : « Je le ferai volontiers. » Il se tourna ensuite vers ses compagnons et leur dit : « Le Messager de Dieu m'a ordonné d'aller jusqu'à Nakhla en mission d'espionnage, pour réunir des renseignements sur les Quraysh. Ceux d'entre vous qui aspirent au martyre sont les bienvenus ; ceux qui ont d'autres idées peuvent repartir. Quant à moi, je vais faire ce que le Prophète m'a ordonné. » Tous ses compagnons partirent avec lui, aucun ne fit demi-tour.

Les membres du groupe avaient un chameau pour deux et le montaient à tour de rôle. A un moment donné, l'un des chameaux s'égara. Les deux hommes qui le montaient, Sa'd ibn Abî Waqqâç et 'Utba ibn Ghazwân, partirent à sa recherche tandis que le reste de la troupe poursuivait sa route jusqu'au but du voyage, la vallée de Nakhla. Une petite caravane de Quraysh vint bientôt y faire halte. Lorsque les hommes de Quraysh s'aperçurent de la présence de l'autre groupe, la panique les gagna. 'Ukkâsha ibn Muhsin, du groupe musulman, se fit voir des Quraysh : iI s'était rasé la tête, un rituel accompli par la plupart des pèlerins et des visiteurs de la Ka'ba. Les Quraysh crurent ainsi que les autres voyageurs, qu'ils n'avaient pas reconnus comme étant musulmans, étaient des pèlerins. Leurs craintes furent donc apaisées.

Pendant ce temps, les musulmans discutaient de ce qu'il convenait de faire de la caravane. Une complication avait surgi : on était le dernier jour du mois de rajab, l'un des quatre mois lunaires où il était strictement interdit de combattre. Le problème, pour le groupe de musulmans, était que s'ils attendaient un jour supplémentaire, la caravane aurait atteint le sanctuaire de La Mecque et ne pourrait plus être interceptée. S'ils attaquaient, ils violeraient la règle concernant les quatre mois sacrés. Ils finirent néanmoins par décider d'attaquer.

'Amr ibn al-Hadramî fut tué par une flèche de Wâqîd ibn Abdullâh. Deux autres négateurs, 'Uthmân ibn Abdullâh et al-Hakam ibn Kaysân, se rendirent aux musulmans. Le quatrième membre du groupe de Quraysh, Nawfal ibn Abdullâh, parvint à s'échapper. La troupe musulmane put ainsi confisquer la caravane et reprendre la route de Médine. Lorsqu'elle y parvint, le Prophète refusa de prendre les deux prisonniers et la caravane, et dit aux hommes de la troupe : « Je ne vous ai pas demandé de combattre pendant le mois sacré. » Les hommes étaient consternés. Leurs frères musulmans leur reprochaient leur action. Ils ne savaient plus que faire et se sentirent perdus.

Cet incident donna lieu à une nouvelle campagne de propagande des Quraysh, qui tentèrent de ternir la réputation du Prophète et de ses compagnons auprès des autres Arabes. Ils insistaient sur la violation du mois sacré. L'affaire affecta profondément les musulmans, jusqu'à ce que Dieu apaise leurs inquiétudes avec de nouvelles révélations coraniques affirmant que chasser les musulmans de La Mecque était un crime bien plus grave que de tuer un négateur durant le mois sacré :

Ils t'interrogeront aussi sur le mois sacré et s'il y est permis de combattre. Réponds-leur : « Certes, combattre en ce mois est un vrai sacrilège ! Mais éloigner les gens de la Voie de Dieu, renier Dieu, détourner les fidèles de la Mosquée Sacrée et chasser de son enceinte ceux qui l'habitent est un sacrilège bien plus grave encore auprès de Dieu, car la subversion est plus grave que la guerre. » Les infidèles ne cesseront de vous combattre tant qu'ils ne vous auront pas détournés de votre foi, si toutefois ils réussissent à le faire. Or, ceux d'entre vous qui renieront leur foi et mourront en état d'infidélité perdront à jamais le bénéfice de leurs oeuvres dans cette vie et dans la vie future, et seront voués au châtiment du Feu éternel. (2.217)

Lorsque le Prophète reçut cette révélation, il accepta les prisonniers et partagea la caravane entre ses compagnons. Les Quraysh demandèrent la libération des deux prisonniers contre une rançon. Le Prophète leur répondit que rien ne pourrait être fait avant le retour de ses deux autres compagnons, Sa'd et 'Utba, qui étaient restés en arrière pour chercher leur chameau. « Si vous les tuez, dit-il, nous tuerons vos deux hommes. » Sa'd et 'Utba arrivèrent peu après : le Prophète accepta alors la rançon en échange des deux prisonniers. Cependant, l'un d'eux, al-Hakam ibn Kaysân, déclara sa conversion à l'islam et choisit de rester à Médine. L'autre retourna à La Mecque où il devait plus tard mourir.

La campagne de dénigrement que les Quraysh avaient lancée contre le Prophète et ses compagnons en exploitant le combat qui avait eu lieu pendant un des quatre mois sacrés, eut tôt fait de tourner court une fois que le Coran eut replacé les choses dans leur juste perspective. Les Quraysh étaient coupables de violations bien plus graves de lois divines, et ne pouvaient donc ni se targuer d'avoir l'apanage de la vertu, ni faire honte aux musulmans pour leur action, pour grave qu'elle ait été.

Il est intéressant de noter ici que, même si les Quraysh et les autres tribus arabes ne croyaient pas à l'islam et ne reconnaissaient pas Muhammad comme prophète, ils ne pouvaient pas réfuter l'argument du Coran, dont les propos avaient un grand poids pour la majorité des Arabes. L'expédition relatée ci-dessus, et conduite par Abdullâh ibn Jahsh, fut en quelque sorte le tournant où les premières manoeuvres militaires firent place à une activité militaire bien organisée, où devaient se livrer un certain nombre de batailles importantes.

Cette expédition était en quelque sorte annonciatrice des exploits à venir. C'était une expédition de huit hommes s'enfonçant profondément en territoire ennemi pour faire la preuve de la vulnérabilité de la route commerciale du Sud, entre La Mecque et le Yémen. L'affrontement eut lieu à plus de cinq cents kilomètres de Médine, dans une vallée à mi chemin entre deux centres de population très hostiles aux musulmans : La Mecque et Ta'if.

C'était donc une démonstration du dévouement des musulmans à leur cause et de leur empressement à prendre des risques importants pour garantir à leur religion une base solide et bien protégée. Les premières expéditions apportèrent aux musulmans des résultats considérables. Elles leur permirent de bien connaître la géographie et la topographie de la région de Médine. Ils purent identifier les itinéraires suivis par les caravanes commerciales circulant entre La Mecque et la Syrie.

Ils établirent aussi des contacts avec plusieurs tribus de la région et nouèrent des alliances avec certaines d'entre elles. Les musulmans prouvèrent également qu'ils étaient assez forts pour se défendre et défendre leur religion contre toute menace extérieure ou intérieure. Ils étaient conscients que les menaces étaient susceptibles de venir de toutes les directions. À l'intérieur, les tribus juives et les Arabes polythéistes pouvaient représenter une menace, tandis qu'à l'extérieur les Quraysh et leurs alliés arabes attendaient l'occasion d'écraser le nouvel État musulman.

Le Prophète expérimenta aussi, lors de ces expéditions, certaines nouvelles tactiques. La plus importante consistait à avancer en cachette, ce qui contribuait à prendre l'ennemi par surprise. À la suite de ces expéditions, les Quraysh comprirent que leur route commerciale vers la Syrie n'était plus sûre. Comme La Mecque dépendait du commerce, cette insécurité et la menace d'un siège économique constituaient des facteurs dissuadant les Quraysh d'entreprendre une action d'éclat contre les musulmans de Médine.

Le Prophète établit aussi à Médine un appareil de gouvernement capable de fonctionner sans difficulté en son absence. Il employa ces expéditions pour donner une base solide aux relations économiques et commerciales entre Médine et les régions environnantes. Médine était une ville située au centre d'une région majoritairement bédouine. Les raids des nomades sur les centres de population ont été courants dans toutes les régions du monde et à toutes les époques. Pour les éviter, une ville devait prendre les mesures nécessaires sur deux plans : pacifique d'une part, en contractant des alliances avec au moins une portion significative des tribus nomades ; guerrier d'autre part, en faisant la preuve de sa capacité à infliger des représailles suffisamment sévères en cas de besoin.

Le Prophète mit à profit ses expéditions dans cet objectif, sur ces deux plans, avec un succès remarquable. Cependant, la lutte contre le paganisme ne pouvait pas être gagnée uniquement en envoyant de petites expéditions pour démontrer la force des musulmans. Un long et dur combat s'annonçait.

Un événement important eut lieu environ seize ou dix-sept mois après l'établissement du Prophète à Médine : le changement de la direction vers laquelle les musulmans se tournent dans leurs prières. Quand il était encore à La Mecque, le Prophète avait reçu l'ordre de se tourner vers Jérusalem pour prier. Les musulmans, obéissant à cette injonction divine, avaient continué à prier dans cette direction après leur émigration à Médine. Des juifs médinois exploitèrent le fait que les musulmans priaient en direction de leur ville sainte pour affirmer que le judaïsme était la vraie religion et que Muhammad et ses compagnons devraient adopter le judaïsme plutôt que d'inviter les juifs à embrasser l'islam.

Presque un an et demi après l'instauration de l'État musulman à Médine, de nouvelles révélations coraniques ordonnèrent au Prophète et aux musulmans de se tourner désormais vers la Ka'ba à La Mecque pour prier. Le Prophète lui même fut très satisfait de ce changement, qu'il désirait ardemment mais n'osait pas demander. Certains juifs de Médine réagirent par une campagne de dénigrement, mus par le sentiment que ce changement les avait privés d'un bon argument pour refuser l'islam.

Leur nouvelle campagne cherchait à susciter dans l'esprit des musulmans des doutes quant au fondement même de leur religion. Si, disaient-ils, il était vrai que les musulmans devaient auparavant prier en direction de Jérusalem, alors la nouvelle direction était fausse. Ils disaient aux musulmans : « Vos prières ne seraient plus valables à partir de maintenant. Si, au contraire, la nouvelle direction est la bonne et que la Ka'ba est la véritable qibla, ce sont vos prières passées qui n'étaient pas valables. » Ces juifs ajoutaient que Dieu, le Seigneur Omniscient, ne modifie pas Ses instructions de cette façon. Le changement montrait assurément, poursuivaient-ils, que Muhammad ne recevait pas réellement de révélations divines.

La lecture des versets évoquant ce sujet et la discussion qui s'ensuivit à Médine montrent que cette campagne ne fut pas sans résultat. Les musulmans avaient besoin d'être rassurés, et le furent par la révélation d'un long passage du Coran, qui va des versets 106 à 150 de la sourate « La Vache » (al-Baqara). Un mot d'explication ne sera pas inutile.

Les Arabes vénéraient la Ka'ba avant l'avènement de l'islam. C'était pour eux le symbole de leur gloire nationale. C'était aussi un facteur assurant la cohésion des tribus arabes. Cependant, l'islam demande à ses adeptes une loyauté totale et sans partage. Les musulmans doivent se dévouer entièrement à Dieu et à la cause de l'islam. Les compagnons du Prophète devaient donc abandonner toutes leurs loyautés antérieures, tant tribales que raciales ou nationales. D'où la nécessité de séparer leur culte de la vénération traditionnelle de la Ka'ba. Pour accomplir cet objectif, il leur fut ordonné de se tourner vers Jérusalem dans leurs prières.

Au bout d'un certain temps, une fois que les musulmans eurent accepté la nouvelle situation, se détachant ainsi du reste des Arabes, ils apprirent à considérer la Ka'ba différemment. Ils reçurent l'ordre de se tourner vers elle pour prier parce qu'elle avait été édifiée par les deux prophètes Abraham et Ismaël pour être vouée au seul culte de Dieu. Elle faisait donc partie de l'Héritage de la nation musulmane, née de la réponse à la prière d'Abraham de susciter parmi ses descendants un prophète qui leur enseignerait la vraie religion.

Ainsi, une fois atteint l'objectif de faire prier les musulmans en direction de Jérusalem pendant un certain temps, il fallait maintenant leur donner leur propre qibla : la Ka'ba, le premier lieu de culte jamais édifié. Cette évolution permettait aux musulmans de prendre pleinement conscience qu'ils étaient les véritables héritiers d'Abraham et de sa religion, fondée sur la soumission totale à Dieu.